Manufactures de la faïence

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Le travail et la vente de la faïence

Les matières premières
Les faïenciers de Nevers font leur pâte à faïence avec une argile qu'ils trouvent surtout près de la route de Paris et des marnes ou terres blanches qu'ils trouvent surtout près de la route de Marzy. La pâte une fois préparée est enduite d'un émail à base de plomb,, d'étain et de sable blanc. Les pièces, peintes et décorées de diverses couleurs obtenues par des procédés chimiques, sont enfin passées au four dans des récipients d'argile appelés gazettes.

Les produits chimiques coûtent cher et viennent souvent de loin. Le 25 mai 1690, le sieur Gabriel Simonol, marchand au bourg de Brye près d'Angoulême, promet d'amener au faïencier Henri Desettes « tout le salin qu'il pourra voiturer, à compter de ce jourd'hui jusqu'à la Toussaint prochaine, que le dit Deselles s'est obligé de prendre et de recevoir à raison de 11 l. le cent pesant ». Dans son premier voyage, il amènera de 3 à 400 livres de salin (Sel marin nécessaire à la fabrication de l'émail) et « deux cents pesant de manganèse (donne la couleur violette employée dans la décoration de la faïence nivernaise) à raison de 9 l. pour chacun cent ». Deselles donnera les deux tiers du prix des livraisons en faïence et le reste en argent. Il combine en somme l'achat des matières premières et la vente de ses produits. Le 8 mars 1715, les Mazois obtiennent l'autorisation de faire venir de Hollande 15 milliers d'étain.

Les autres éléments ont l'avantage d'exister sur place. Les faïenciers de Nevers s'entendent avec les propriétaires des terrains. Quelquefois ceux-ci exploitent eux-mêmes les terres à faïence et à gazettes pour le compte des manufacturiers. Le 2 avrils 1780, les sieurs Michel et Louis Guibert, père et fils, vignerons, paroisse de St Laurent, vendent au manufacturier Jérôme Lestang toutes les terres blanches dont il aura besoin et qui seront tirées des « crots de Poteneul ». Il s'engagent « à faire tirer et relever par avance ces terres, afin qu'elles se pourrissent et qu'elles soient propres à manœuvrer ». Ils empliront toutes les fosses et déchargeoirs de l'usine, moyennant 150 l. par an pendant 8 ans. Le 18 décembre 1783 Pierre Bonnet, vigneron à la Raie, promet au faïencier Boizeau-Deville de le fournir et entretenir de terre blanche pendant 6 ans. Il devra « tirer la terre et la mettre sur place chargeable, exactement et sans discontinuation, de manière que le sieur Deville n'éprouve de sa part aucun chômage dans sa manufacture, et enfin de ne lui livrer que des terres blanches, bonnes, valables, bien fondues, nettoyées et purgées de pierres, corps hétérogènes et terres étrangères et qui soient absolument propres à la dite manufacture », moyennant 104 l. par an, dont il reçoit la moitié d'avance.
Le vigneron Pierre Bonnet semble se faire une spécialité de ce genre de travail. Le 27 décembre 1784, il s'embauche pour une durée de 9 ans au compte de Mathurin Ollivier, dont il devra entretenir de terre blanche la manufacture. Il s'engage comme précédemment « à faire l'extraction des dites terres, les préparer et relever pour que la marne qui s'y trouvera fonde bien, ensuite remettre les dites terres en mottes pour les faire essuyer et les rendre chargeables dans les tombereaux, et généralement leur donner les façons d'usage sur le lieu de manière qu'elles puissent être employées utilement dans la manufacture ». A la fin du bail, les fosses du sieur Ollivier seront laissées pleines de terre. Le prix convenu est de 100 l. pendant chacune des 4 premières années et 120 l. ensuite. Le 23 mai 1785 et le 18 juin 1787 contrats identiques avec Claude Chevallier et Philippe Louis Perrony au prix de 120 l. Pierre bonnet avait donc à la Raie de vastes exploitations de terre à faïence.

L'exploitation des terres
D'autres propriétaires se bornent à accorder aux faïenciers le droit de tirer et « foulter » les terres à faïence, c'est ce qu'on appelle le droit de foultage. Les prix plus considérables en apparence, car la durée des contrats est beaucoup plus longue, sont en réalité moins élevés, car tout le travail est à la charge des manufacturiers. Le 20 janvier 1779, un bourgeois de Nevers, Jean Baptiste Duplessis, accorde à Philippe Mottret « le droit et faculté de fouiller, extraire et faire enlever la totalité de la terre propre à faire de la faïence et non d'autre » dans un pâtureau de deux boisselées et demie situé proche les Champs blancs. La durée de l'exploitation sera de 25 ans et le prix de 500 l. Quelquefois les faïenciers s'associent pour l'exploitation de ces matériaux. Le 20 mars 1768, les sieurs Bougarel, Custode et Serizier s'entendent avec la famille Trameson. Ils auront la faculté de tirer de l'argile dans une pièce de terre située aux Grands Roulots, près des Neuf Piliers, de la contenance de six boisselées ou environ « ci-devant en vigne et à présent en désert de vigne, pour autant de temps qu'il leur sera nécessaire » moyennant 824 l. Les preneurs ne sont pas tenus « au régalement des terres accumulées et entassées pour le triage des argiles propres à faïence », ni au comblement des fouilles. L'argile est donc à meilleur compte que la terre blanche.

Les contrats de terres à gazettes ne sont pas différents, sauf qu'ils sont conclus non seulement avec des maîtres de manufactures, mais des ouvriers gazetiers. Le 20 avril 1755, François Chancellier, vigneron, demeurant au Carrefour, paroisse de St Etienne, s'engage à laisser Jean Besançon, ouvrier de tour en faïence demeurant à Nevers, paroisse de St Sauveur, prendre toute la terre qui sera propre à faire des gazettes pour les faïences, dans un champ appartenant à Chancellier, situé sur le territoire du Grand Boulot et d'une contenance d'une boisselée, le tout moyennant 300 l. et 15 l. d'épingles.

La préparation
Dans la préparation de la terre à faïence et des couleurs, les terres blanches et les produits chimiques doivent être broyés avec soin. Les manufactures possèdent presque toutes de petits moulins à bras ou à chevaux, mais d'ordinaire les terres blanches sont travaillées dans des moulins à blanc qui s'échelonnent le long de la Nièvre. Quelques-uns de ces moulins sont indépendants, mais la plupart sont annexés aux moulins à blé. Une roue est employée aux terres blanches, l'autre au grains. Les maîtres de manufactures opèrent en commun ou isolément. Parfois, ils s'entendent avec des mouliniers. Le 10 mai 1757, Etienne Chapy, moulinier du Guichet de St Nicolas, s'engage envers Charles Prisye de Chazelles, Jean Baptiste Decolons et Pierre Custode à « faire tourner et virer régulièrement et sans discontinuation » les roues à blanc du moulin St Nicolas pour broyer les matériaux nécessaires aux trois faïenciers. La terre sera broyée, pilée et lavée. Chapy conduira à ses frais dans les manufactures les quarts remplis de blanc. Dans le cas où le moulin se trouverait arrêté et les manufacturiers obligés d'aller ailleurs, Chapy devra se charger de la manutention du blanc de faïence et paiera aux autres mouliniers « 5 sols par quart, qui est le droit ordinaire ». La durée du contrat est de neuf ans. Chacun des faïenciers donnera 6 l. par semaine à Chapy, et 6 l. également à la fin de chaque année pour l'entretien du matériel. Mais les faïenciers sont alors à la merci de ces intermédiaires, qui n'alimentent pas toujours les fabriques comme ils devraient le faire, sous prétexte que les eaux sont tantôt trop basses et tantôt trop fortes. Le 24 septembre 1778, Blaise Gounot fait appeler dans sa manufacture le notaire Lethuillier. Il lui fait constater que les fosses à blanc sont vides et que le travail va se trouver arrêté. Or, le nommé Pierre Jacob, fermier des moulins du sieur Chaillot, à Coulanges, s'est engagé à lui fournir 5 quarts de blanc par semaine, et à supporter tous les frais des chômages qui arriveront par sa faute. Jacob fait actuellement chômer Gounot, parce qu'il est trop occupé à fournir Champesle, Gounot se reconnaît donc le droit de le poursuivre.

Les moulins
Le seul moyen de se soustraire à cette tutelle est d' accuser ou d'acheter des moulins. Le 10 juillet 1776, Custode et Bougarel achètent en commun à François Mazois le moulin à blanc du Guichet de St Nicolas avec les trois roues, les meules et agrès, ainsi que toutes les dépendances, maisons et jardins, moyennant la somme de 20000 l. Boizeau Deville est aussi propriétaire d'un moulin sur la Nièvre à Coulanges. Les grandes faïenceries ont intérêt à posséder leurs moulins. Elles n'en sont pas moins sujettes à des servitudes diverses au profit des moulins à blé. Au XVIIIe siècle, les officiers de police estiment que les moulins à blanc sont trop nombreux et qu'ils doivent être limités ainsi que les manufactures de faïence. Le 6 avril 1754, le maître de manufacture Olliver ayant demandé l'autorisation de transformer à son usage le moulin du Crot, la police accepte pour cette fois seulement et sans tirer à conséquence pour l'avenir, à condition de laisser l'une des deux roues en état de moudre la farine ; dans les temps de sécheresse, la totalité de l'eau sera employée à faire tourner la roue à blé. Désormais les magistrats interdiront aux manufacturiers de faïence et à tous autres de changer la nature des moulins destinés à moudre les blés, sous peine de 300 l. d'amende et des frais de rétablissement, attendu que le nombre des moulins est à peine suffisant pour la subsistance des habitants. Il est vrai que cette ordonnance n'avait rien d'absolu. En 1775, les chanoines du chapitre de Nevers obtiennent de convertir en moulin à blanc leur moulin à blé de Martelot.

Le bois
L'approvisionnement en bois n'est pas un moindre souci. Les tours consomment d'énormes quantités de bois de moule. En 1844, les 6 manufactures qui existent encore à Nevers avec une activité restreinte consomment en tout 2750 décastères. Les faïenciers s'entendent avec les marchands de bois de Nevers ou des environs. Les expéditions se font surtout par eau. Le 16 juillet 1676, Pierre Bogue, marchand à Marseilles les Aubigny, promet à Jean Custode de lui livrer sur le port du Guichet de Loire 50 milliers de bois à raison de 6 l. 10 soles le millier. Le 6 août 1717, c'est un marchand de Béard, Antoine Dhéré, qui doit fournir à Pierre Seguin sur le port des Bois, paroisse de St Ouen, 30 milliers de bois à raison de 8 l. le millier. Certains faïenciers sont aussi propriétaires d'arpents de bois ou de taillis. En 1787, Gilbert Guyot, maître de manufacture, possède des domaines, des terres et des plantations à Luthenay. Le 14 février, il prépose à la garde de ses biens le sieur Louis Grizard, qui veillera en particulier sur les bois et les préservera de tout vol et pillage.

Les faïenciers ont souvent des difficultés avec leurs fournitures de bois. Tantôt les fournisseurs ne sont pas exacts dans les livraisons. En 1744, à la requête de Louis Custode, le notaire Caron se transporte sur le port de Fleury. Le faïencier avait envoyé François Coiffard, voiturier par eau à Nevers, avec ses bateaux et ses équipages, prendre des bois qu'un certain Leblanc lui avait vendus. Or, le voiturier n'a rien trouvé, car les gardes de la maîtrise royale des Eaux et forêts ont confisqué les bois. Custode se réserve de poursuivre Leblanc et de lui réclamer des dommages-intérêts « tant pour le défaut de livraison des dits bois que pour le retard et séjour du dit Coiffard et de ses voitures » à Fleury.

Tantôt les voituriers ne tiennent pas leurs engagements. En 1780, Fion a des difficultés avec son voiturier par eau, Jean Triboulet, qui doit lui amener ses provisions de bois, mais qui ne s'occupe plus de la manufacture, quand il trouve ailleurs du travail plus avantageux. Le 25 janvier, le notaire Batailler constate que dans la grande halle à bois, dite autrefois halle de la verrerie, dépendance de la manufacture, il n'y a plus qu'un millier de bois, et sous un autre hangar 4 milliers, que Fion a fait venir par ses propres moyens. Dans la chambre au blanc et dans les ateliers, une grande quantité d'objets en biscuit et en blanc attendent le passage au four. En 1763, Gautheron et Mottrel poursuivent en justice le sieur Antoine Chardon, voiturier par terre, qui devait non seulement aller chercher les bois sur le port mais faire tous les charrois nécessaires à l'usine.

Les protestations
L'accumulation dans les manufactures de grandes quantités de bois, de terre et de sable ne va pas sans inconvénients. Le voisinage des fabriques est insupportable. Faute de place, les faïenciers entreposent dans les rues les matériaux ou les déchets de leur industrie. Contre eux, les plaintes sont continuelles au XVIIIe siècle dans le quartier du Croux et provoquent de nombreuses ordonnances de police. Le 19 août 1723, les magistrats ordonnent aux faïenciers d'enlever dans la quinzaine les débris de leurs fournées et de les transporter hors de la ville près des Minimes. Le 11 décembre 1749, ils leur enjoignent de remiser dans les cours les terres grasses propres à faire les gazettes, car le pavé devient glissant et dangereux. En 1761, Jacques Plin, curé de St Martin d'Heuille, et Claude Duvivier, jardinier, propriétaires de maisons dans la rue des fumiers, sont en procès avec deux des faïenciers de la rue de la Tartre. Pierre Boizeau-Deville et Louis Jacquemin, qui ont des sorties sur la rue des fumiers. Par suite des dépôts de terre, le niveau de la rue se trouve surélevé aux dépens des maisons qui se trouvent en bordure. La cave de Duvivier avait son entrée bien au-dessus du pavé ; maintenant elle est en contrebas. Les eaux s'y engouffrent, entraînant les décombres. La cave est déjà comblée d'au moins deux pieds et l'humidité ronge les murs. En 1782, les protestations des habitants devenant générales, les officiers de police envoient des commissaires faire enquête devant toutes les manufactures. Le 5 septembre, une longue ordonnance enjoint aux faïenciers d'enlever immédiatement les décombres de leurs fours et les fumiers de leurs écuries, qui donnent à l'air une insalubrité dangereuse. Toutefois, vu le manque de place, les magistrats reconnaissent qu'il est impossible d'astreindre les faïenciers à garder chez eux tous leurs matériaux. Ce serait les obliger à disparaître, or leur existence est un bien pour la cité et même pour la province. Ils leur permettent donc d'entreposer leurs terres dans les rues en les encadrant de pierres et de planches, afin de ne pas trop gêner la circulation. Ils procèdent au toisage des rues adjacentes et désignent les espaces à occuper, avec le nombre de charrois à entreposer. Mais cette ordonnance était vraiment trop compliquée pour être exactement suivie.

Les risques
Un autre inconvénient des manufactures, avec leurs fours et leurs grandes accumulations de bois, est le risque d'incendie. Une ordonnance de police du 6 août 1744, interdit aux faïenciers de faire fondre dans leurs maisons le plomb et l'étain nécessaires à l'émail, sous peine de 50 l. d'amende avec la responsabilité des accidents possibles. Au XVIIIe siècle, les incendies de faïenceries sont fréquents. En 1765, la manufacture dite de Chantemerle, appartenant au sieur Seigne, brûle. En 1769, c'est le tour de la manufacture de l'Ecce Homo, chez Joly et Lestang. Les couvreurs parviennent à préserver les maisons voisines, mais dans l'incendie l'un d'entre eux est grièvement blessé. C'est à cause du péril d'incendie que la ville maintient l'ouverture du passage allant du Cloître St Cyr à la rue de la Tartre à travers les terrains du couvent. A la fin de l'ancien régime, on parlait de transférer les manufactures en dehors de la ville, afin de mettre les habitants à l'abri de ce danger.

Description de la manufacture de Ecce Homo
Malgré leur physionomie un peu archaïque, les faïenceries d'autrefois ont à peu près la même organisation qu'aujourd'hui, car le travail de la faïence n'a guère changé : fosses, moulins et ateliers pour la préparation des divers matériaux, chambres de tourneurs et de peintres, fours, halles à bois, magasins servant à entreposer les faïences avant ou après la cuisson. En 1746, quand Chevallier se rend adjudicataire de la manufacture de l'Ecce Homo, le notaire Decolons rédige ainsi son procès-verbal de visite :
« Nous avons trouvé après avoir entré dans une petite cour qui a son aspect du coté de la porte de la maison presbytérale de St Genest, où il y a une fosse à passer de la terre, la dite fosse en mauvais état ; et de là nous sommes descendu dans la tribale où sont les fours et fournette, où il s'est trouvé un grand coffre à la composition, les chaffaults, planches, poêles de fer, chaisne pour la fournette ; de la dite tribale, nous sommes entré dans la chambre au blanc y attenant, où il s'est trouvé les rayons, planches, mauvais cuvier, table à blanc, plusieurs bancs, un vieux moulin à blanc ; de là nous sommes entré dans une autre tribale y attenant, servant d'écurie, où il s'est trouvé un moulin à blanc garni de ses ustensiles, un petit moulin à couleur et autres mauvais ustensiles servant à la dite, manufacture et à côté de la dite tribale s'est trouvée la pile au blanc ; et de là nous sommes monté dans les chambres hautes, où font leur résidence les maîtres de la dite manufacture, où nous avons trouvé les châssis et vitres en très mauvais état ; et dans un cabinet à côté il s'est trouvé une romaine et les croisées sans châssis ni vitres ; et de là nous sommes transporté dans les tourneries que nous avons trouvées garnies de leurs rayons, quelques planches et mauvais tours ; ainsi que la chambre des peintres, où il s'est trouvé quelques planches ; de là nous nous sommes transporté dans la halle au-dessus du four, où il s'est trouvé des fosses, rayons et planches, et ensuite nous sommes monté greniers, où nous avons pareillement trouvé des planches, et autres très mauvais ustensiles qui ont servi à la dite manufacture ; et de là nous sommes descendu dans la cave, où il ne s'est trouvé que quelques mauvais poinçons ; et de là nous nous sommes transporté, accompagné comme dessus, dans un autre corps de logis servant de magasin à la manufacture, dans lequel s'est trouvé les deux chambres hautes garnies de rayons et de planches, et dans les greniers où il ne s'est rien trouvé ».

La main d’œuvre
De même la main d’œuvre est à peu près analogue à celle des industries actuelles, sauf qu'elle est plus nombreuse et que les noms sont quelquefois un peu différents. En 1788, l'intendant, interrogé sur la requête de la dame Champesle, déclare que chacune des manufactures « emploie l'une dans l'autre 150 à 160 ouvriers », dont les femmes et les enfants sont presque toujours occupés à l'usine. Chaque faïencerie est un monde sans cesse en mouvement, qu'il faut surveiller nuit et jour. (En dehors des risques d'incendie, il est nécessaire de bien conduire les cuissons dans les fours et d'empêcher les vols. En 1757, les manufacturiers de Nevers portent plaint au bailliage. Depuis trois ans, ils s'aperçoivent que « journellement et nocturnement » on leur dérobe toutes sortes de matériaux qui servent à leur industrie : plomb, étain, blanc en pâte, salins et autres marchandises » Ils savent que « des quidams à eux inconnus » engagent leurs ouvriers à commettre ces larcins et leur achètent à vil prix le produit de leurs vols.)
En dehors des commis ou facteurs chargés de la surveillance ou de la vente, en dehors des innombrables manœuvres qui assurent les transports, préparent les terres à faïence, les couleurs, l'émail ou les gazettes, organisent les fournées et surveillent la cuisson (charretiers, passeurs de fosses, mouliniers, fourniers, gazetiers, chauffeurs, garnisseurs) les principaux ouvriers sont les tourneurs ou mouleurs, qui donnent aux faïences la forme voulue, et les peintres qui font la décoration. Seuls les peintres sont ou peuvent être de véritables artistes.

La production
La production nivernaise avant la Révolution tient une place honorable dans l'histoire artistique de la faïence. Du Broc de Segange a classé en cinq séries ou périodes les diverses œuvres des manufacturiers de Nevers : plats ou aiguières de décoration polychrome, camaïeux, sculptures émaillées. La couleur essentielle est toujours le beau bleu de cobalt, mais la décoration varie suivant les époques. La première série est de tradition italienne ; c'est la plus artistique de toutes. Vers le milieu du XVII siècle apparaissent les influences persanes, chinoises et japonaises. Les artistes nivernais s'inspirent avec bonheur des fantaisies orientales et exécutent des pièces dignes de leurs devanciers. Mais bientôt la décadence commence avec la série franco-nivernaise : bénitiers ou statuettes de saints, ou la liberté de l'inspiration ne suffit pas à compenser l'oubli des traditions artistiques. La décadence est encore plus sensible au XVIII siècle avec les imitations de Rouen, de Moustiers ou de la Saxe, les sujets corporatifs, patronymiques ou familiaux, et surtout les motifs patriotiques de la période révolutionnaire.

Il semble qu'au XIIIe siècle, les manufacturiers aient gagné plus d'argent à faire de la vaisselle usuelle qu'à faire des œuvres d'art. En 1742, dans l'inventaire de Cardot et Dubourg, il n'est question que d'assiettes « tant petites que grandes, communes et fines » et de pots à pommade. D'après l'inventaire établi à la mort de la dame Boizeau-Deville en 1761, les magasins ne renferment que des assiettes communes ou artistiques et des plats à barbe. Le 13 novembre 1772, à la mort de la dame Serizier, l'inventaire signale dans les dépôts des produits un peu plus variés, « douzaines beau bleu, assiettes à cornets et à figures beau bleu, assiettes blanc bel, douzaines de faïence jaune belle, rebuts bleu ou blanc, douzaines de terres à feu, terrines et plats moulés, assiettes communes, pots à l'eau ou pots de chambre ». Retrouvez quelques exemples ici.
Tous ces produits déterminent dans les bonnes années un commerce considérable. Au XVIIIe siècle, ils doivent leurs succès moins à leurs qualités artistiques qu'à leur bon marché. A l'époque de la création de la Royale, il est dit que la faïence de Nevers est la moins chère de France « à cause de la modicité du prix du bois, des logements des ouvriers et des nourritures ». Les faïenciers nivernais écoulent d'abord sur place une partie de leur production avec une foule de petits marchands, qui résident dans les principaux centres du Nivernais et parcourent les campagnes. Certains d'entre eux sont de vrais commissionnaires au service des maîtres de manufactures.
Mais la vente se fait surtout au dehors. Le principal débouché est Paris. Ce qui prouve l'importance de ce trafic, c'est que les grands négociants parisiens de la faïence, les Mazois, les Chevallier, les Rude ont des liens de parenté avec les industriels nivernais, ou de gros intérêts dans leurs entreprises. Des envois considérables se font aussi tout le long de la Loire, à destination d'Orléans, Tours, Saumur, Angers et Nantes. Ce dernier port est même un point d'exportation vers les pays étrangers. En remontant la Loire et l'Allier, les expéditions sont également nombreuses à destination de Lyon et de l'Auvergne. En 1772, l'inventaire de la faïencerie Serizier mentionne parmi les dettes actives un grand nombre de clients, marchands de faïence à Nevers, à Varzy, à Donzy, à Paris, à Blois, au Port au Vin (Nantes), à Clermont-Ferrand, à Riom, à St Flour.

Le transport
Le transport par eau est celui qui convient le mieux à cette marchandise si fragile. Les maîtres nivernais s'entendent avec des voituriers. Le 15 mars 1689, Henri Deselles et Jacques Lorrot promettent un salaire de 260 l. au batelier André Ripault, qui doit voiturer depuis le Guichet de Loire, jusqu'au Port de la Tournette, à Paris, un bateau de faïence. Ripault prend à son compte tous les péages et droits, même ceux du canal de Briare, avec la responsabilité des accidents, « sauf des risques de rivière, agas d'eau, guerre et autres choses semblables ». Les marchands du dehors arrivent aussi avec leurs couplages et embarquent la poterie sur le quai de Loire ou sur le ruisseau de la Passière, qui devient à certaines saisons un véritable port de la faïence. C'est surtout avant l'hiver que les chargements sont actifs, afin de profiter des grandes eaux.

Les voyages sur les mauvaises routes de l'ancien régime sont encore plus difficiles et plus dangereux que par eau. Ils sont toutefois nécessaires avec les villes éloignées de toute voie navigable. Le 29 février 1692, Claude Gautherot, voiturier par terre à Nevers, s'engage envers la dame Bestin, de Toul en Lorraine, à conduire en cette ville la quantité de 110 douzaines de faïence, moyennant 150 l. Il recevra 30 l. au départ et le reste à l'arrivée. Il devra payer toute la faïence cassée et se chargera des droits de péages et d'entrées.

L'exportation
Ce n'est pas seulement la faïence de Nevers qui se disperse ainsi dans toute la France, ce sont aussi quelquefois les faïenciers eux-mêmes. En dehors de Rouen, qui au début du XVIIe siècle attirait les Custode et les Borne, et s'initiait ainsi aux méthodes nivernaises, bien d'autres centres s'organisent aux dépens de Nevers. En 1751, un sieur Leroy de Mantillier, négociant à Nantes sur le Port au Vin, paroisse de St Nicolas, ayant créé une faïencerie, cherche des ouvriers à Nevers. Il fait du boulanger Pierre Bureau son fondé de pouvoirs en cette ville, et le charge de lui recruter des adhérents. C'est ainsi que Bureau s'entend avec un manœuvre en faïence de la paroisse St Sauveur, Pierre Comte. Celui-ci devra se rendre à Nantes dans six semaines ou deux mois au plus tard, à moins qu'il ne soit empêché par quelque maladie ou accident fâcheux, pour travailler en sa qualité de fournier et composer l'émail blanc. Il recevra à son arrivée un don gratuit de 600 l., puis il touchera 12 l. par semaine, avec son bois de chauffage et deux barriques de vin par an ; l'ouvrage que feront sa femme et ses enfants leur sera payé à la pièce ou à la semaine suivant l'usage de Bordeaux ou de Nevers au choix. Ces conditions étaient avantageuses et pouvaient déterminer les ouvriers à s'expatrier. Quelquefois, les maîtres eux-mêmes émigrent. Un arrêt du Conseil du 9 septembre 1733 autorise Jean Thonnelier, probablement fils de Louis Thonnelier-Dumanbord, à monter une faïencerie à Sens, où il a découvert une terre propre à son industrie, ce qui lui permettra peut-être de refaire sa fortune.