Breton Gabriel correspondances de octobre 1917 à décembre 1917

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Le mercredi, [lettre postée le 4 octobre 1917].

Ma chère Guite,
Nous partons donc demain, notre Cie est dissoute et moi je vais à la 34e Cie. Cette Cie est dans un petit patelin au flanc d'un vaste plateau très célèbre dans l'histoire de la défense du Couronné et le patelin et le plateau portent le même nom. Les premières lettres sont Am...(1) Voilà pour la charade. Maintenant je te dirai que je quitte cette fois le capitaine Barreau, c'est définitif, il rentre à T... pour refaire de l'instruction et nous, nous restons pour ainsi dire aux travaux. Nous changeons : au lieu de faire du télégraphe, nous ferons sans doute des tranchées et des abris. Tu vois que en huit jours de temps j'ai dû suivre les fluctuations les plus nombreuses et les plus variées. Ma nouvelle adresse est celle-ci : G. Breton, s/lieut. 134e Rég. D'Inf. 9e Btn, 34e Cie, Secteur 56. Pas difficile à se rappeler. Nous avons eu de sales journées pour cette fin de septembre. Aujourd'hui, premier jour de pluie depuis des semaines, cette fois, c'est un vrai temps de rentrer... C'est la rentrée des classes !
Je ne pense pas à ce que l'on fera quelque chose ; on se prépare seulement à outrance pour l'hiver ; je pense que nous ne donnerons plus de coup cette année, c'est fini. L'année prochaine, l'on va reprendre avec les Américains et ce sera terrible, mais je ne sais pas si cette fois ce sera la fin.
Pour mon galon de s/lieutenant, il faut attendre encore, il y a un travail formidable, alors on attend, on s'en fout un peu, tout nous étant un peu égal maintenant.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.

Le jeudi, [lettre sans date].

Ma chère Maman,
Reçu aujourd'hui une lettre de Guite et la tienne. Je vois que tu n'as pas de chance ni avec la température, ni avec les cochons de fermiers ; enfin je crois qu'il faut les mettre à la porte, peut-être auras-tu la chance d'en trouver un autre quand tu auras un peu montré les dents ; on revient beaucoup à la terre, ils le savent ; s'il quitte, il faudra qu'il refasse une autre terre ou il n'aura aucun bénéfice ; donc tu n'as qu'à voir ; maintenant ne papeugne pas(2) ; tu aurais la manière forte de papa, c'est le meilleur pour les cochons ; je suis revenu, moi, de mes erreurs et de la bonté des paysans. Poignez vilain. Si Jarre ne paye pas dans la 1ère quinzaine de novembre, un premier versement avec timbre, et ensuite Brunet(3), c'est clair, net, précis, toujours frais, jamais nourrir, bien payer et voilà.
Je pense toujours [avoir] ma permission vers le 1er ou 2, c'est ma veine. Maintenant je ne veux pas pour quatre perdrix la faire reculer, parce que l'on ne sait jamais où ça mène et puis je pense gagner un trimestre par an ; si je manœuvre bien, j'ai déjà gagné trois semaines. Je ne veux pas les compromettre, d'autant que l'autre permission sera de 10 jours vers le premier de l'an, ce qui est avantageux. Quant à la pêche, je ne sais plus pêcher qu'avec des cartouches, c'est la guerre. Enfin je verrai ce que je ferai pour passer mon temps le mieux possible.
Ici nous avons un temps affreux, orage, pluie, vent ; les paysans de l'endroit poussent des cris terribles, mais je ne plains pas Nos Vaillantes Populations de l'Est !! je les connais, ils misent tous sur la communauté, 1 Etat, 2 soldats, 3 poires, de sorte qu'ils vont tous devenir rentiers pourvu que la guerre dure un peu ; ils sont tous plus ou moins bistros, du reste ils ne le cachent pas, j'en connais qui m'ont dit avoir gagné 80 à 10000 F en trois ans et ça profite ; j'aurais les éléments d'un bon beau livre là-dessus ; le chic, c'est qu'ils ne peuvent se souffrir les uns les autres et qu'ils se font mille farces, se battent ou se dénoncent aux autorités compétentes pour toutes sortes de choses, curieux, curieux, c'est la guerre : Je crois avoir mauvais esprit ! C'est pourquoi je m'arrête, je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.
N'envoie pas mon argent avant que je te le demande.

Dimanche, [lettre sans date].

Ma chère Guite,
Me voici bien installé à Gl... sur le plateau, triste séjour ; c'est un peu comme le Bois Bourgeot, mais en bien plus haut, et il vente, il vente et je me crois depuis trois jours dans un trans-atlantique sur la mer orageuse. À part cela, bonne petite compagnie, bons camarades, Barraut commande et ça va presque mieux qu'avec le capitaine B. Maintenant je suis mineur, nous faisons un long tunnel à 40 m sous terre, c'est un palais ; enfin tout indique que nous allons nous installer sérieusement ici. Du reste, toutes les positions sont quasi imprenables et il serait presque à souhaiter que les Boches viennent mordre le gâteau de ce côté. Reçu ce matin ta lettre du 3 oct., tu me dis que Germaine viendra probablement à Decize ; enfin elles seront sans doute aussi bien qu'à Neufchâteau, mais il y a la tante Petit et ça c'est sans doute plus à craindre que les taubes qui pourraient s'aventurer sur leur pays. Maintenant, quant à la politique, ce sont tous des cochons, mon oncle en tête, le seul remède serait quelques bonnes divisions à Paris avec des grenades, foutre le parlement dehors et tous les petits camarades et installer un Kérensky quelconque(4) ! Ça vaudrait mieux que cette bande dégoûtante de Vigo(4), Bolo, Turmel, Malvy(5) et autres ; ce sont tous des bandits et dire qu'ils ont peut-être des dizaines de milliers des nôtres sur la conscience, c'est une honte, nous sommes écœurés, voilà la vérité.
Tu me sembles toujours avoir envie de partir pour Paris. As-tu trouvé quelque chose ? Maintenant, ne compte pas que ce que tu apprendras te serve pour gagner quelques sous, c'est inutile, il faudrait mieux être bête, on serait plus heureux et ça rapporterait autant. Je ne sais même plus quand nous passerons lieutenants, on attend sans doute que nous soyons tous tués, ça sera plus économique. On dit que le travail est long ! On voit bien que ceux qui en sont chargés n'y sont pas intéressés.
Je pense aussi retourner à la cour d'armée, mais je n'en suis pas certain. Je vous tiendrai au courant.
Je t'embrasse bien fort, ainsi que la maman qui est assez paresseuse.
Gabriel.

Le samedi, [lettre postée en octobre 1917].

Ma chère Maman,
Me voici aujourd'hui sur mon départ pour cette école de spécialistes d'armée ; j'y vais passer quinze jours pour apprendre à lancer de nouvelles grenades et toutes espèces de choses pour tuer les Boches. Tu m'enverras donc là mes 100 F. Voici ma nouvelle adresse : M. G. Breton, s/lieut. Du 134e Rég. D'Inf, 9e Btn, École de spécialistes d'Armée (Grenadiers), secteur 44.
Je serai donc de retour vers le premier du mois prochain. Je compte avoir ma permission de détente probablement vers le 1er décembre et je verrai alors ce que je ferai suivant le temps. J'ai reçu ta lettre. Guite, dis-tu, part le 16, où va-t-elle descendre et où veut-elle suivre des cours ? Il n'y en a que dans les lycées, je ne sais pas bien si elle arrivera au bachot parce que le programme est plus chargé qu'elle ne pense et qu'elle n'a jamais fait bien des maths ; enfin ça lui servira à peu près comme à moi. Je vendrais bien le mien si elle voulait et pas cher encore, une occasion véritable.
Ici nous sommes toujours aussi tranquilles ; du reste il fait un temps qui rend les coups de canon et les visites d'avions absolument impossibles ; nous sommes très tranquilles de ce côté.
Malheureusement le village où nous couchons n'est pas gai et il vente par trop, c'est bien moins rigolo. Quand penses-tu aller chez toi pour ce fermier et que penses-tu faire ? Si tu pouvais louer des parcelles à droite et à gauche, ce serait bien. Enfin, que veux-tu, je vais passer lieutenant avant deux mois, les états sont enfin partis, mais c'est long, long ; puis peut-être capitaine, si cela dure encore quelques années ; alors je pense que l'on aura une retraite !
Les chasseurs du pays vont-ils tout tuer et ne va-t-il pas me rester un pauvre lièvre ? J'espère bien que si. J'ai quelques douleurs dans les jambes et le dos, mais rien, je pense que c'est ce changement de saison et ce mauvais temps qui me vaut cela.
Le bonjour et mes amitiés aux vieilles Cliquettes si tu les vois, aux Loiseau aussi.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux.
G. Breton,
s/lieut. 134…

Suit un petit dessin : les Boches mis en fuite par le grenadier.
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Le mardi 17 [octobre 1917].

Ma chère Marguerite,
Voilà, ma pauvre sœur, que c'est aussi ta fête, fête de guerre aussi, pas trop gaie et qui est loin de nous rappeler les bons gâteaux et les bouquets que l'on faisait dans la cave et que la vieille Feurtasse cachait soigneusement avant de mettre le papier autour. Aujourd'hui je te souhaite ta fête du pauvre petit village de Ha... [Haraucourt], pas bien loin des Boches et dont les maisons, l'église, le château et le reste n'est [ne sont] plus que pierres. Les boches ont, selon notre expression, sonné à fond le patelin et, dame, les 210 font de gros trous. Maintenant les habitants cultivateurs sont revenus et le blé commence à venir ainsi que les pommes de terre, mais ce n'est pas prêt que tout soit en ordre.
Tout est calme dans notre secteur, sauf l'aviation ; dame, les Boches et les nôtres s'en paient soir et matin, jour et nuit. Il n'y a que lorsqu'il il y a de l'orage que l'on est tranquille. Je suis toujours avec le capitaine Barraut et une bonne petite partie de mes récupérés ; alors je n'ai pas beaucoup de peine. Maman m'écrit que tu seras encore toute seule cette année aux vacances. Où sont nos pêches dans l'Abron et nos bons petits goûters sur l'herbe ? Maintenant ça ne me dit plus rien, je suis abruti par la guerre et tout ce que l'on me raconte ; alors, chasse, pêche, etc, ça me paraît loin, bien loin. Soigne bien mon pauvre Scaff, tâche de le tirer d'affaire.
Si vous avez un petit envoi à me faire, quand tu auras le [ill.], envoie-moi quelques pellicules ; je t'enverrai du travail un de ces jours. Aussi un peu de pharmacie (anti-cors et pour désinfecter peau avec coupure).
Maintenant, ma pauvre grande, je te souhaite une bonne fête et je t'embrasse bien, bien fort pour cette Sainte Guite en attendant d'autres plus heureuses.
Gabriel.

Le mercredi, [lettre postée le 20 octobre 1917].

Ma chère Maman,
Je suis bien installé dans mon nouvel emplacement, mais sûrement pas pour longtemps ; d'abord je vais aller passer 15 jours à cette école où je devais aller et où je ne suis pas parti le 15. Ensuite je ne sais pas si je ne retournerai pas à T…
Ici nous ne serions pas mal, sans cet affreux temps ; depuis que nous sommes là, il ne fait que pleuvoir et venter, c'est très commode. Nous sommes assez rapprochés des Boches, mais la nature du terrain est telle qu'ils ne peuvent songer à placer le moindre obus sur les patelins perchés sur les côtes, c'est en somme le genre d'un petit Mécrin d'ancienne connaissance. J'aurais eu beaucoup des photos à faire ici, mais c'est impossible à cause de ce mauvais temps qui persiste depuis notre arrivée, il pleut, il pleut bergère, et il vente même de façon insupportable.
Que faites-vous de neuf à Decize ? Voici bientôt le mois de la Sainte Paye et j'espère que les bons fermiers ne se feront pas trop tirer les oreilles ; et pour le blé, comment ça va-t-il marcher ? Il en manquera tant et plus et il ne faudrait pas que notre meunier chôme. Avez-vous des nouvelles de mon cher oncle ? Que pense-t-il de ses collègues et de la brave république des camarades ? Ça marche, nous sommes mûrs pour un roi.
J'aurais besoin de caleçons, mais je me demande s'il faut que vous me les envoyiez, je ne crois pas cela nécessaire ; en effet, je prendrai sans doute ma permission le 1er décembre, alors il serait inutile de faire voyager un paquet si longtemps ; enfin je vais y réfléchir.
À part cela, la santé est bonne et nous ne sommes pas trop à plaindre.
Donnez-moi de vos nouvelles toujours dans ce secteur, les lettres m'arriveront presque aussi vite.
 Et ta métairie.
Et les projets de ma chère sœur.
Le bonjour à tout le monde, à la vieille Marie, Clémence, etc. Souvenir aux Loiseau.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.

Dimanche, [lettre postée le 11 novembre 1917 ].

Ma chère Maman,
Je suis donc revenu de mon voyage à Blainville et je suis de nouveau installé à côté de T... pour faire l'instruction des jeunes classe 18 qui viennent précisément d'arriver au dépôt. Nous travaillons très fort et ça reprend en somme comme au mois de mai. Ma pauvre maman, voici que notre année 1917 finit et le bilan n'est pas fameux ; l'entrée en ligne des Américains fait à peine l'équilibre contre la défection russe, l'enfoncement des Italiens et les scandales de l'intérieur, la seule consolation que nous ayons est dans nos soldats qui, malgré les fatigues, les privations, et, on peut bien dire, le peu de succès que nous ayons eu, conserve son calme, sa force et son moral ; c'est plus beau que tout et on peut bien dire que notre armée, malgré ses pertes, ses souffrances, est encore la plus belle et la plus solide de toutes celles qui se battent ; nos petits 18 marchent bien et dans les centres d'instruction à droite et à gauche les vieux pépères, les soldats de 1914 qui ont 3 brisques d'un côté et quatre ou cinq de l'autre, lancent la grenade, tirent les obusiers et marchent dans les coups de main [avec] plus vivacité et d'ardeur que jamais ; c'est rudement consolant quand on pense à la dépression du début de l'année.
Malgré cela, il ne faut pas penser à une fin de guerre rapide et ça ne sera sûrement pas pour l'année prochaine, l'armée tiendra jusqu'au bout et tout dépendra de l'intérieur.
J'aurai ma permission dans 3 semaines, c'est-à-dire très sûrement vers le 1er décembre ; envoie-moi 200 f vers le 20 pour que je les aie avant mon départ. Reçu un mot de Guite, rien de saillant ; reçu aussi le petit paquet, caleçons et boîte de déjeuner, etc.
Merci, mais ce sont les œufs qui me manquent le plus ici.
Je pense que tu te tireras de l'affaire de la métairie ; il ne faut pas jeter le manche après la cognée.
Ma chère Maman, je t'embrasse bien bien fort.
G. Breton.

Le samedi 24 [novembre 1917].

Ma chère Maman,
Rien de neuf dans notre petit trou où nous continuons toujours à travailler pour le génie sans grand danger, quoique depuis les affaires de V... les Boches commencent à se montrer quand même un peu plus nerveux, je veux dire moins tranquilles ; manifestement, paraît-il, ils ont de très mauvais gaz et l'on se méfie de leurs sales obus parce qu'il paraît que les effets de ces engins sont très redoutables ; enfin, de notre côté, nous ne les ménageons, paraît-il, pas beaucoup : gaz, huile bouillante et liquides enflammés, tout marche ; c'est la vraie grande guerre. Je me demande ce que l'on avait à redire contre les derniers des Iroquois, ou les Sioux dont on nous vantait les exploits.
Le moral me semble meilleur qu'après notre affaire d'avril ; il est vrai que nous nous sommes moins risqués ; les Italiens vont assez bien et leur offensive part au bon moment ; enfin je pense que les Boches vont finalement recevoir tant de coups sur le nez qu'ils reculeront peut-être un peu, ce qui ne serait pas un luxe.
Je ne sais naturellement encore rien sur ma permission ; ce sera du 1er au 15 ou du 15 au 30, peut-être à cheval sur les deux périodes ; de cette manière nous sommes loin d'être fixés. Enfin je ne m'en fais pas, je serai bien content de me détendre un peu, de voir le train et de rouler dedans.
Vous me parlez dans votre dernière lettre en abondance des bons fermiers, je suis certain qu'il y aura un gros retour à la terre, donc ne vous en faites pas.
Comme je vous ai dit, mon deuxième galon est une question de jours, mais ça peut demander quelque temps pour la confection des tableaux, enfin le mouvement a des chances de se faire fin septembre [?] ; j'en serai assez content surtout au point de vue commandement ; il est temps que l'on nous fasse notre droit.
Vous ne me parlez guère de Decize et de ses habitants. Que deviennent les Loiseau, Roblin, Monnot et les demoiselles Cliquet ? Enfin quel est l'état d'esprit des petites villes ? Je vois des articles sur l'Est-Républicain, un X-sur-Loire, où je reconnais très bien les Halles et le canal du Nivernais, ainsi que Chevannes ; les gens qui écrivent ont l'air assez mesquins et envieux ; ici ils sont tous plus jaloux les uns que les autres et se jouent mille farces... C'est la guerre au village.
Ma chère sœur a-t-elle fait mes photos ? Qu'elle m'envoie celles des personnages et qu'elle garde naturellement les ruines et choses intéressantes.
Envoie-moi comme j'ai demandé 200 F vers le 29 pour que je les aie le 1er.
Je vous embrasse toutes deux très fort.
Gabriel.
Mme Breton et la vieille Marie
Marguerite Breton


Les destinataires de ces lettres : à gauche Madame Breton et la servante Marie (surnommée la Fertasse), à droite Marguerite.










Le lundi, lettre postée le 27 novembre 1917,

(permission à Decize annoncée pour la semaine suivante).
Ma chère maman,
Donc je compte arriver à Decize probablement mardi matin ; je passerai lundi à Paris et je serai à Decize sans doute mardi matin à six heures. Tâchez de voir Guillaume dimanche et dites-lui que j'irai faire un petit tour à Sceaux mardi après-midi ; je tâcherai de tirer quelques coups de fusil ; maintenant Thévenet viendra mercredi et jeudi, je pense, et nous chasserons à Beaunay et à Mussy ces deux journées, voilà pour la chasse.
Maintenant, si je n'arrivais que mercredi, je commencerais mon programme avec un jour de retard et voilà tout. Il commence à faire excessivement froid, il gèle maintenant la nuit et le pays ne va pas être trop intéressant d'ici quelque temps. J'ai reçu ta grande lettre, où tu me parles de Marguerite ; je pense que tu as raison ; je ferai du reste ce que tu voudras parce que je pense que tu as assez d'embêtements et je n'ai pas lieu de t'en faire d'autres maintenant, qu'elle bachote ou ne bachote pas. Je m'en moque, elle est bien sûre quand même qu'elle n'arrivera à rien et ça sera sa punition.
Maintenant, pour les Américains, je m'en moque ; j'ai ici une bonne place et je l'ai gagnée par mon travail ; j'en ai bien encore pour cinq ou six mois, mais alors ce n'est pas la peine de s'en faire et de pleurnicher vers mon cher oncle ; tout s'arrangera bien sans lui ; c'est comme pour mon galon, un mot de lui aurait fait avancer mon dossier, mais, que veux-tu, il n'est bon à rien, même pas à réclamer pour un droit, alors !
Ma chère Maman, à bientôt donc. J'ai reçu un mot de Guite qui me dit qu'elle sera dimanche à la maison. Donc préviens ou fais prévenir Guillaume ; je serai à Sceaux pour midi, nous mangerons plus tôt.
Je t'embrasse bien fort. Bientôt tu auras une dépêche. Gabriel.

Vendredi, midi, [lettre de fin décembre 1917].

Ma chère Maman,
Bien reçu hier matin le colis de Noël, tout est arrivé dans le meilleur état et très facilement ; le colis était en gare le 19 ; tu vois que ça n'a pas mis très longtemps. Nous allons sans doute manger cette belle dinde dimanche et le faisan le jour de Noël.
Demain samedi je vais au conseil de guerre de la région pour défendre ! un pauvre poilu ; je ne sais pas encore ce qu'il a fait, on donne le dossier que quelques minutes avant les débats, c'est très intéressant ; enfin s'il est intéressant je ferai mon possible pour pas qu'il soit éreinté.
Il fait un froid affreux, il y a de la neige partout et même avec du feu on gèle, il fait aussi froid que l'an passé et, de plus, ici c'est le froid noir, bien plus que du côté de Decize, je suis sûr.
Le petit Bonneau nous quitte demain, il va au 11e Régiment d'Infanterie, c'est un régiment du Midi à ce que je crois.
Ici les quelques rares chasseurs du pays sont dans la joie ; c'est plein de sangliers de tous les côtés et on en tue beaucoup ; en est-il de même à Decize et Guillaume fait-il encore des massacres ?
Marguerite travaille-t-elle beaucoup encore ? Et les critiques des auteurs français sont-elles faciles à faire ? A-t-elle acheté les bouquins que je lui avais recommandés ?
Ma pauvre Maman, tout le monde grogne bien un peu par ici, mais je pense quand même que tout ira bien. Les Boches souffrent sans doute plus qu'on ne croit, mais ce sont de rudes cochons quand même.
Je vous souhaite un bon Noël ; probablement ma lettre arrivera mardi ou lundi soir, alors ce sera parfait ; mes belles bottes sont rangées et cirées et ne serviront plus que dans quelques mois. Je n'ai pas encore revu notre nouveau commandant, c'est un marquis !
Je vous embrasse bien bien fort,
Gabriel.
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Le dimanche, [lettre postée le 24 décembre 1917].

Ma chère Maman,
Je rentre de route. J'ai été plaider mes deux premières affaires au Q.G. de l'armée et j'ai eu assez de chance pour faire obtenir la loi de sursis aux deux pauvres bougres que je défendais. Je rentre ce matin après une nuit de voyage et je suis littéralement gelé. Je me dépêche de répondre à ta lettre où tu me dis que tu as vu le petit poilu. Je n'ai besoin de rien pour le moment, je te remercie ; nous allons manger les faisans ce soir et la dinde demain. Je vous embrasse bien, bien fort pour ce pauvre Noël que je passe loin de vous. Je pense que le prochain ne sera pas pareil. Je vous écrirai plus longuement ce soir. Je suis éreinté.
Bons baisers.
Gabriel.

Mardi Noël.

Ma chère Maman,
Nous avons ce matin mangé la dinde ; elle était très bonne et ce soir nous allons manger les faisans. Je ferai cette semaine toutes mes lettres pour le jour de l'an et j'écrirai à Mme Piettre pour la remercier des chocolats. J'ai voyagé trois jours et je suis éreinté. Je vais sans doute retourner plaider samedi, ça me donne bien du travail.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.

Le dimanche 29, [lettre postée le 30 décembre 1917].

Ma chère maman,
Voici que je reçois mes étrennes sous la forme d'un superbe colvert, le petit poilu me l'apporte, très content, et moi je suis heureux de l'avoir.
Ma pauvre maman, je te remercie beaucoup pour cette bête qui me rappelle Mussy et la Loire.
Nous sommes sur le qui vive et nous attendons à partir ; je pense aller à Mirecourt ou près de cette ligne. J'irai voir le dimanche Madame Piettre sûrement.
Je vous embrasse bien toutes les deux.
Gabriel.



(1) Amance-en-Lorraine, village situé à l'Est de Nancy. La bataille du Grand Couronné de Nancy a eu lieu du 31 août au 12 septembre1914 ; Amance se trouve au milieu du dispositif d'attaque.
(2) Papeugner : chipoter en mangeant, hésiter. Cf. lexique du patois des Amognes, beninois.free/lexique.
(3) Brunet : huissier de justice à Decize.
(4) Alexandre Kérenski (1881-1970) entre au gouvernement russe après la révolution de février 1917 ; il forme un nouveau gouvernement en mars mais il est écarté du pouvoir par les bolcheviks en novembre et vit ensuite en exil ; G. Breton a eu tort de penser qu'il arriverait à instaurer un pouvoir fort en Russie.
(5) Eugène Bonaventure Vigo, dit Miguel Almereyda (1884-1917) : anarchiste, antimilitariste, rédacteur du Bonnet Rouge ; il est arrêté le 4 août 1917 pour intelligence avec l'ennemi, incarcéré à la prison de la Santé, où il est retrouvé étranglé dans sa cellule. Son fils, le cinéaste Jean Vigo, a nié ce « suicide ».
(6) Louis Malvy (1875-1949) : homme politique, ministre de l'intérieur jusqu'en août 1917 ; accusé d'espionnage au profit de l'ennemi, il démissionne fin août 1917 ; Clémenceau le fait arrêter ; il est condamné par la Haute Cour de Justice ; il est amnistié en 1924, car les accusations provenaient de faux documents diffusés par l'Action Française.


Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par Martine NOËL 30 septembre 2017