Les Américains dans le canton de Decize

De Wiki58
Révision datée du 23 octobre 2018 à 11:01 par Admin (discussion | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version actuelle (diff) | Version suivante → (diff)
Aller à la navigationAller à la recherche
Guerre 1914-1918 57.jpg

Les Américains sont accueillis favorablement.

  • Leur arrivée en gare de Teinte a impressionné les enfants du hameau : un train s'arrête ; deux cavaliers, un sergent et un lieutenant, en sortent avec leurs chevaux, ils effectuent environ 300 mètres, descendent de leurs montures, plantent un fanion américain et repartent ; le lendemain, un second train arrive et la cavalerie débarque(1).
    Les troupes américaines apportent un surcroît d'activités commerciales. Les petits magasins, les débits de boisson, les fermiers s'empressent de leur procurer vin, liqueurs, viande et nourritures de toutes sortes. Les Américains paient bien et représentent une aubaine pour tous ceux qui entourent les camps. Ils animent également la vie locale. Dans leurs foyers, ils organisent des bals, ils vont chercher en camions les jeunes filles des alentours et les reconduisent à domicile. Ces jeunes militaires dynamiques suscitent la curiosité et l'enthousiasme des enfants nivernais lors des matches de base-ball, de football et des compétitions d'athlétisme. Le moral des soldats américains est entretenu par plusieurs organisations de loisirs. Le Y.M.C.A. construit une salle de théâtre, un petit orchestre y joue régulièrement(2). La bibliothèque et les cours du soir permettent aux soldats de se cultiver. Ils ont leur journal, de huit pages, Let’s Go. Les officiers fréquentent les châtelains, les notables ; des défilés et des banquets sont organisés à Decize à l'occasion des 4 juillet 1918 et 1919 (Independance Day) et du 1er janvier 1919.
    Au moment où la guerre se termine, des hommages aux Américains paraissent dans le journal Le Socialiste Nivernais. En réponse au député Locquin, le général Johnson explique la dette que les Etats-Unis avaient depuis 1780 envers les habitants du Centre de la France : en effet, le régiment Royal-Bourbonnais (qui avait recruté bon nombre de Nivernais) faisait partie du corps expéditionnaire commandé par Rochambeau ; il s'est illustré à la bataille de Yorktown et il a défilé devant le Congrès à Philadelphie(3).

Les Américains apportent aussi des nuisances.

  • Cet afflux de soldats américains ne va pas sans inconvénients.
    La circulation de lourds camions automobiles dans les rues des villes et sur les routes de campagne est parfois présentée comme un danger supplémentaire pour les habitants. Plusieurs arrêtés municipaux tentent de limiter la vitesse des véhicules à 15 ou 20 km/h dans la traversée des agglomérations. Les agriculteurs des villages voisins se plaignent aux maires parce que des side-cars font la course à travers leurs prés, et que des barrières sont endommagées, des vaches effrayées…
    Le coût de la vie augmente, car les Américains et leurs personnels de service disposent de salaires beaucoup plus élevés que les ouvriers français. D'ailleurs, les Américains débauchent des salariés français début 1918 et les licencient à la fin de la même année, une situation qui est peu appréciée par les anciens employeurs. "Vos soldats ont trop d'argent", écrit un maire aux autorités américaines... Pourtant, beaucoup de commerçants s'y retrouvent, en adoptant un prix spécial - à la hausse - ou en vendant des souvenirs de France de mauvais goût (des cartes postales coquines, des bibelots).
    "En moins d'un mois, la vie et les habitudes de la contrée furent de fond en comble bouleversées... Avec des troupes de travailleurs de plus en plus nombreux, des flots de papier-monnaie avaient déferlé sur le pays. [...] Des campements se dressaient partout. Les denrées atteignirent vite des prix records. La volaille disparut dans le gosier des travailleurs affamés, malgré la quantité de boîtes de conserve dont ils étaient abondamment pourvus et dont les débris comblaient déjà les moindres ruelles et les fossés les plus profonds...(4)"
    L'alcoolisme et la prostitution se développent. Dans les bars, on vend à ces nouveaux clients, peu au fait de nos habitudes, des vins et des alcools frelatés. Les fermes qui entourent les camps américains abritent de discrets débits de boisson clandestins. Des filles à soldats, professionnelles venues des grandes villes, ou occasionnelles résidant dans les communes voisines, offrent leurs services aux Américains ; certaines sont dénoncées dans la presse ou par les maires (comme la dénommée Augustine-Victorine D..., alias Ginette, 19 ans, qui passe d'auberge en auberge). "La population féminine du village s'accrut dans de notables proportions. Une bonne partie des habitants se découvraient d'avenantes cousines dans des contrées éloignées..."
    Sortant des bars ou des bistrots clandestins, les soldats américains se distinguent dans des rixes, des tapages nocturnes. Les soldats noirs sont parfois pris à partie et insultés, ils se battent avec les Chinois de La Machine(5). Les jeunes Français leur reprochent leur arrogance. À Saint-Léger, chez l'aubergiste Chassagnon, le marinier A... assène des coups de bouteille sur le front de l'Américain Claude F... M...
    À Decize, le bal du premier janvier 1919 suscite des disputes, et des reproches du socialiste Bonnin dans la presse de gauche."On entend des réflexions malsonnantes à l'égard des Américains" lors d'un bal à Nevers, le 11 avril 1919. Une bousculade fait deux blessés. Le 20 avril, une rixe éclate à Nevers. À Verneuil, des bagarres se produisent entre les Américains et des nomades : en conséquence, un arrêté municipal interdit le stationnement des nomades sur la commune(6).
    Les habitants de Teinte sont choqués par la ségrégation raciale qui existe entre soldats blancs et soldats noirs. Ces derniers ont leur bistrot réservé en face de la ferme de La Perrière. Les blancs se rendent, eux, au bourg de Sougy. Il est évidemment interdit à chaque race de fréquenter le débit de boissons des autres et des sentinelles armées contrôlent les entrées. Cela ne convient pas à un Américain blanc, qui est tombé amoureux de la servante du café des noirs : il tue la sentinelle noire. La justice militaire américaine a sans doute puni sévèrement le meurtrier ; quant à la victime noire, elle a été aussitôt enterrée sans cérémonie le long de la route(7).

La fraternité franco-américaine, ses manifestations et ses excès.

  • Le 14 décembre 1918, à Nevers, le député Jean Locquin et le général Arthur Johnson renouvellent solennellement les liens de fraternité d'armes, tissés lors de l'Indépendance des États-Unis, et renforcés par la récente victoire. Nivernais et Américains se promettent une fidélité éternelle.
    À un échelon plus intime, d'autres liens se nouent. Le même général Johnson, évoque, le 4 juillet 1919, lors de la fête nationale américaine, les rapprochements entre ses soldats et les jeunes Nivernaises : « Un Sammy, solide et jeune, le sourire éclairant sa belle et honnête figure, tourne la tête et ses yeux sont attirés par une fille de France qui, modestement, timidement, sérieusement, et je peux dire amoureusement, lui tend une rose qu’elle prend d’une brassée de fleurs(8). »
    À Decize, plusieurs mariages franco-américains sont célébrés durant l'année 1919 :
- le capitaine Horton Parmellee Kennedy (né à Anaconda, Montana, fils d'un industriel) et Alice Germaine Charpentier, employée des postes à Decize ;
- le lieutenant Howard Earl Pitts (né à Marietta, Ohio) et Dina Dinin, dite Denyse (née à Odessa, Russie, fille du négociant Emile Dinin et de Sophie Podkaminer) ;
- le soldat James Joseph Lavaggi (né à New-York, d'un couple italo-américain) et Marie Pion ;
- le lieutenant Lester Gustave Bruggemann (né à New-York) et Jeanne Riat (fille d'un commerçant de Decize) ;
- Peter Joseph Baader, officier du Corps Expéditionnaire Américain en France (né à Springfield, Ohio) et Angèle Moreau ;
- Allen Byrd et Jeanne Mathilde Cambre ;
- Camille Manuel Rossi (émigré français mécanicien à New-York) et Marie Chomont.
À la mairie d’Avril-sur-Loire, Marie Jarre épouse le 10 février 1919 William Barton, originaire de Middleton (Ohio) et mécanicien à la Motor Transport School de Decize (installée dans la caserne Charbonnier).
À la mairie Devay, trois soldats du camp de Marcy viennent se marier en mai 1919 :
- Stavros Papprosis (né en Grèce, domicilié à Minneapolis) épouse Marie Marguerite Gonin ;
- Carmine D. Tullio (né en Italie, domicilié à Aurora, Minnesota) épouse Eudoxie Marie Rose Bouchez, réfugiée d'Auchel, Pas-de-Calais ;
- John Henry Simon (de New Hampton, Iowa), épouse Jeanne Dubois.
  • Pour faciliter ces mariages et réduire les formalités, il a été décidé après entente entre les autorités des deux pays que les citoyens américains produisent une déclaration faite sous serment (affidavit) au sujet de leur capacité matrimoniale ; cette déclaration est attestée par un avocat militaire et par le commandant de l'unité à laquelle appartient le futur époux(9). À l’issue de la cérémonie de mariage, un extrait de l'acte est adressé au Central Records Office, American Expeditionary Forces, à Bourges. À Decize, les deux témoins garants de la véracité des déclarations sont les officiers J.-P. Hahn et W. H. Pemberton.
    Après les quatre années d'hécatombe, les mariages avec des soldats alliés sont des aubaines, comme le souligne Gabriel Bonnin, correspondant local du Socialiste Nivernais : "Mesdemoiselles, préparez vos bonnets de Sainte Catherine ! À moins que vos jolis yeux ne retiennent en France vos fiancés américains, sénégalais ou chinois ; vous êtes deux millions qui resteront vieilles filles : voilà la situation(10) !".
    Bonnin se trompe lorsqu’il conseille aux jeunes filles d’épouser des Sénégalais ou des Chinois. Une circulaire du Garde des Sceaux, en date du 26 septembre 1919, adressée au Juge de Paix de Decize pour ampliation aux maires du canton, met en garde les fiancées « contre des unions qui ne peuvent leur apporter que des déboires ». Lorsqu’un soldat, un travailleur colonial ou chinois rentrera dans son pays accompagné par une épouse européenne, celle-ci se trouvera dans une situation misérable, sans connaissance des mœurs et de la langue de son époux, et souvent « reléguée au rang de seconde épouse ou de concubine ».
    D'autres rapprochements, moins officiels, sont interrompus par la gendarmerie : on assiste dès l'armistice à une recrudescence de racolage de soldats américains par les jeunes femmes des environs. Marie-Louise B..., épouse D..., et Solange T... sont découvertes dans un camion américain en compagnie de deux militaires américains. "Elles ont dit pour leur défense n'avoir pu trouver de chambre…" À Decize, Julia M..., 24 ans, sans domicile fixe, est arrêtée pour racolage et vagabondage.
    Les soldats américains ont parfois promis le mariage à des jeunes filles qu'ils ont fréquentées. M. Riat-Sauret, négociant à Decize, demande au consulat de France à New-York des renseignements sur le lieutenant Bruggemann : celui-ci est directeur du service de publicité de la maison Valentine and Co. Il est veuf, il a un enfant âgé de cinq ans. Ses parents résident à Glens Falls (Etat de New-York)(11). Ce mariage se conclura.
    D’autres promesses sont impossibles car les prétendants sont déjà mariés outre-Atlantique... Gabriel Breton s'est fait le chroniqueur amusé de ces rapprochements entre les peuples : "Comme une volée de moineaux, ils disparurent de la même manière qu'ils étaient venus, à la grande désolation des cœurs tendres qui, pour se consoler, n'eurent que les nocturnes promesses des ultimes rendez-vous et parfois un souvenir plus tangible, petit être blond aux yeux bleus, à moins qu'il ne fût de couleur crème ou café au lait, et que la population fut bien obligée d'adopter, ce qui n'était somme toute qu'un surcroît d'enrichissement(12)."

William J. MAY arrive à Verneuil.

  • William J. May est né le 18 août 1892 à Brooklyn, New-York ; son père, Norman Goodwin May, était né en Angleterre en 1845, de même que sa mère Helling Trowbridge en 1859. William J. May a exercé plusieurs métiers, plombier, chauffeur, avant de s'engager ; après la guerre il est devenu employé d'imprimerie. Il a épousé Beatrice Kanner, née en Russie. Il est décédé le 5 décembre 1952, il est inhumé au Monmouth Memorial Park, Tinton Falls, Monmouth County, N.Y.
    5 lettres de William J. May (Bill), adressées à son frère Norman, ont été conservées dans le Milroy family genealogy book et mises en ligne sur le site : wc.rootsweb.ancestry.com
    Les deux premières ont été envoyées de Camp Meigs, Washington D.C. Le 24 novembre et le 19 décembre 1917. La troisième de quelque part en France, à proximité d'une grande ville. Le militaire raconte les déplacements éprouvants en wagons à bestiaux et les rations monotones de corned-beef au maïs, mais il apprécie de pouvoir sortir en ville et boire, modérément, du bon vin français.
    La quatrième lettre nous intéresse particulièrement, puisqu'elle est postée depuis le camp de Verneuil. Le cinquième envoi est une carte postale allemande, récupérée en avril 1919, représentant des soldats américains prisonniers, mal vêtus et pieds nus.

June 1st 1918, Verneuil, Nievre, France 1er juin 1918, Verneuil, Nièvre, France
Dear Brother Norman,
Mon cher frère Norman,
Received your letter and was very glad to hear from you. I guess I must have kicked about the rain in that letter I sent to you. We are having some fine weather at the present time. J'ai reçu ta lettre et j'ai été très content d'avoir de tes nouvelles. Je devine que j'ai dû exagérer à propos de la pluie dans la lettre que je t'ai envoyée. Maintenant nous avons un temps agréable.
You will notice that I can tell you where we are located. Perhaps you will not find it on the map as it is a very small town about 500 people. If you get a map of France, look for Nievre almost in the middle. We are between two towns of larger size. One is Decize 7 kilometers away, and the other is Cercy la Tour just about 5 kilometers. We are allowed off on Sunday, and we make the trip to either of these towns. And believe me it is some walk. We walk along a canal which is pretty level and lined with huge poplar trees. So it makes walking almost a pleasure. Tu vas remarquer que je peux t'indiquer l'endroit où nous sommes. Tu ne le trouveras peut-être pas sur une carte car c'est un tout petit village de 500 habitants environ. Si tu as une carte de la France, cherche la Nièvre, presque au centre. Nous sommes entre deux villes un peu plus grandes. L'une est Decize à 7 kilomètres, l'autre est Cercy-la-Tour à peu près à 5 kilomètres. Nous avons droit à une permission chaque dimanche et nous nous rendons à l'une de ces villes. Et crois-moi, c'est une bonne balade. Nous marchons le long d'un canal qui est bien rempli et bordé de grands peupliers. Ainsi, la marche est un véritable plaisir.
This town of Verneuil we are in is dead. They ought to put a crape on it. But we have two girls in the Y.M.C.A. tent, real American girls. It makes a fellow feel good to look at one of our girls once in awhile. We also had the St. Louis quartet here the other night. Plenty of harmony until we all started to sing, and then it sounded like H***. Le village de Verneuil où nous sommes est mort. Ils devraient l'enrober d'un crêpe de deuil. Mais nous avons deux filles dans le campement Y.M.C.A., deux vraies américaines. Le gars qui les regarde l'une après l'autre a du bonheur.Nous avons eu aussi l'autre soir le quartette Saint-Louis. C'était très harmonieux, jusqu'au moment où nous nous sommes mis à chanter, et cela ressemblait à H***.
You certainly are selling some Liberty Bonds. Good for you. Also let me thank you for mine, also the button and certificate you sent to me. We are still living under canvas, so I hung it on the tent wall. Tu dois certainement acheter des Liberty Bonds pour toi. Je te remercie aussi pour les miens, de même pour la médaille et le certificat que tu m'as envoyés. Nous vivons encore sous la tente et je les ai accrochés le long de la toile.
Will close hoping to hear from you soon again. Hoping you are all in the best of health, which is bound to leave me the same. Je termine, en espérant avoir bientôt de tes nouvelles. J'espère que vous êtes tous en bonne santé, comme moi-même.
Love to All. From your Loving Brother, Bill. Amitié à tous, de ton frère qui t'aime, Bill


(1) Souvenirs de M. Jean-Baptiste Martin, ancien maire de Sougy, qui avait environ 13 ans à cette époque. Renseignements transmis par M. Daniel Len, qui m'a fait visiter les vestiges du camp.
(2) Le pianiste Joe Kenny anime les fêtes ; il accompagne les chœurs qui chantent des airs populaires (I Ain’t got Nobody Much, Rock a bye baby, Everything is peaches…) Les Nivernais découvrent le jazz avec les soldats noirs…
(3) Cf. Capitaine Dagneau, Historique du 13e R.I. Paris, Ed. Charles Lavauzelle, 1893.
(4) Gabriel Breton, Tonon, op. cit.
(5) Lettre du maire de La Machine, 11 octobre 1918.
(6) Plusieurs courriers ont été conservés, A.D.Nièvre, cote 8 R 2274.
(7) Souvenirs de M. André Laumain, renseignements transmis par M. Len.
(8) Discours du général Arthur Johnson, 4 juillet 1919, texte anglais et traduction, B.M. Nevers.
(9) Instructions reçues de la préfecture de la Nièvre et recopiées par le maire de Decize le 22 mars 1919. Ce document a été placé dans le registre des mariages de l'année 1919, de même que les instructions au Juge de Paix relatives aux mariages avec des coloniaux ou des Chinois..
(10) Le Socialiste Nivernais, 29 mars 1919.
(11) Plusieurs courriers ont été conservés, A.D.Nièvre, cote 8 R 2274.
(12) Gabriel Breton, Tonin, op. cit., p. 150.

Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par Martine NOËL (discussion) 6 juin 2018 à 12:44 (CEST)