De Nevers à Dachau captivité

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Arrivée à Dachau – La quarantaine

De grandes et solides grilles s'ouvrent pour nous livrer passage. Quelque peu ahuris, nous nous trouvons alors sur une place immense, très plate et très propre. À notre droite, de grands bâtiments de briques ; ce sont les magasins d'habillement, les salles de douches, les cuisines. Devant nous, au fond, nous apercevons un mirador garni de mitrailleuses et une partie du mur d'enceinte avec son réseau de fils de fer barbelés parcourus par un courant électrique. Au milieu du côté gauche de la place commence une large et longue avenue bordée de beaux peupliers d'Italie. De part et d'autre de celle-ci, et dans le sens de la largeur, s'alignent des baraquements de planches, les trente "blocks". Dans ceux de droite -numéros impairs- se trouve l'infirmerie (Revier) qui compte une huitaine de blocks ; les sept suivants, dit blocks fermés, sont réservés aux arrivants pour la mise en quarantaine. À gauche de l'avenue, il y a d'abord le Bureau du travail, puis la poste et enfin les blocks appelés libres, leurs occupants peuvent circuler dans le camp, à l'exception des blocks impairs, des magasins, cuisines...

Les grilles franchies, nous nous effondrons sur la place, sous le soleil radieux et peu à peu, nous commençons à réaliser notre infortune. Bientôt a lieu un appel des arrivants. Par groupes, nous sommes dirigés vers les grands bâtiments de droite. Nous avalons un bol de tisane chaude. Puis nous sommes dépouillés absolument de tout ; les vêtements sont mis dans de grands sacs de papier ; les bagues, montres, stylos... dans des sachets étiquetés à notre nom.
Une autre cérémonie commence alors : nous sommes tondus à tous endroits velus, badigeonnés d'un désinfectant, puis nous passons sous la douche d'eau chaude. Nous revêtons alors une chemise, un caleçon et le pauvre costume rayé de bagnard, accompagné du béret en même tissu bleu et blanc ; aux pieds des claquettes de bois. Et je deviens le N° 72 485. Ainsi transformés, par petits groupes, nous sommes dirigés vers les blocks de quarantaine ; nous sommes entassés dans les baraques 17 et 19. J'échoue au block 17 avec mes fidèles camarades et ainsi tondus et déguisés, nous ne nous reconnaissons qu'à grand'peine. Nous recevons une gamelle, une cuillère de bois et une soupe qui, dans l'état où nous sommes, nous semble excellente, quoique insuffisante. Nous sommes ensuite allés dormir sur des paillasses disposées dans de sortes de châssis de bois accolés et à trois étages. On dirait des clapiers. Aucune couverture ; c'est l'été. Chacun roule ses pauvres vêtements en guise de traversin et se glisse en chemise et caleçon dans un sac de couchage en papier fort.

À 4 h 30, réveil ! Puis l'appel a lieu dans l'espace compris entre les deux blocks et de leur largeur environ. Le soleil se lève, mais plantés là des heures, nous avons froid sous nos maigres hardes. Peu à peu, nous trouvons le moyen, grâce à des miracles, de nous procurer des morceaux de papier d'enveloppe de couchage et nous en glissons entre chemise et veste et cela va un peu moins mal ! La "quarantaine" jusqu'aux environs du 14 juillet.

Deux grandes préoccupations : les nouvelles et les repas ! Les nouvelles filtrent on ne sait pas comment -des bobards pour la plupart, mais qui nous remplissent d'espoir- Quant à notre régime alimentaire, il n'est pas varié, ni substantiel. Le matin, une tasse de liquide chaud non sucré appelé "café" ; vers 11 heures, un litre de soupe au grain additionnée parfois d'un peu de viande de conserve ; à 17 heures, une autre soupe avec un petit morceau de pain, ou bien un morceau de pain plus épais accompagné de rondelles de saucisson.

Nous passons ces longues journées dans la "cour" comprise entre les deux blocks de quarantaine ou dans notre block. Celui-ci -comme les autres- se compose d'une baraque à doubles parois en carton comprimé et planches d'une centaine de mètres de large. Une cloison le sépare en son milieu en deux parties. Chacune d'elles s'ouvre par une double porte sur la cour et comprend une entrée, des lavabos, des WC (plusieurs sièges dans la même salle) et de chaque côté de cette partie centrale un réfectoire et un dortoir (la chambre avec les couchettes superposées). De sorte que chaque block compte quatre de ces chambrées où couchent normalement 1 200 détenus environ. La discipline du block est assurée par un "chef", prisonnier comme nous. Le nôtre est un journaliste polonais habitant en France et parlant couramment notre langue, mais il dénigre notre pays. Il règne sur les quatre chambrées du block où d'autres prisonniers "de confiance" l'aident à assurer la police.

Un jour, le 7 juillet, je crois, en allant aux douches, nous voyons la place couverte de nouveaux et, triste joie, nous reconnaissons des Français. Ils arrivent de Compiègne, mais leur sort fut plus cruel encore que le nôtre. Ils voyagèrent dans des conditions que nous avions connues, mais leur triste voyage eut lieu par des journées torrides et dura trois jours et trois nuits. Ce fut une catastrophe sans nom : 900 environ périrent sur les 2 000 partants. Des camarades désignés pour le nettoyage des wagons m'ont dit le spectacle atroce qui s'offrit à leurs yeux. Quant à l'odeur !

Allach

Aux appels, on commence à demander des volontaires : maçons, charpentiers, serruriers, électriciens. Un jour, Buteau s'en va à Allach, camp dépendant de celui de Dachau. Puis vers le 14 juillet, à mon tour, avec le reste du convoi d'arrivée, je suis dirigé à pied sur Allach à 8 km de là, en direction de Munich. Nouvelle "cérémonie" à l'arrivée : un coup de tondeuse du front à la nuque dessine sur notre tête une allée superbe, la strasse, disons-nous.

Allach est un vrai bagne, comparé à Dachau même. Là, pleuvent sans raison coups de pieds, coups de triques ; les chiens mordent sur un signe du SS et les pauvres détenus de toutes nations en voient de cruelles. Nous sommes plus mal logés qu'à Dachau. Les lavabos et les latrines ne sont pas à l'intérieur du block, mais dans un bâtiment voisin ; c'est à dire que la nuit, il ne fait pas toujours bon de s'y aventurer au cas où, par exemple la dysenterie vous tord les boyaux...

Deux ou trois jours après notre arrivée, nous sommes, Nobillot (l'ami Jojo) et moi affectés au kommando de Dickerhof. Il s'agit d'y effectuer de durs travaux de terrassement en vue d'agrandir les célèbres usines de B.M.W. On creuse des tranchées de canalisation, on manie le béton pour les constructions...

La journée commence par le réveil à 4 h 30. Nous buvons le "café" puis c'est l'appel dans l'avenue, par tous les temps, jusqu'au départ pour le travail que nous devons prendre à 6 heures, après avoir parcouru au pas de couse les 3 km du trajet. De 6 h à 9 h, travail à la pioche et à la pelle, puis casse-croûte de 10 minutes, le brotzeit composé de 100 gr de pain et d'une rondelle de saucisson, parfois un peu de margarine. Ensuite le travail reprend jusqu'à 11 h 30, heure de la soupe. Celle-ci est distribuée dans un bâtiment immense, sans fenêtre et à une seule porte. Chacun prend la gamelle suspendue à sa ceinture par un fil de fer, tire de sa poche une cuillère de bois et reçoit un litre de soupe au grain ou aux rutabagas, carottes, choux rouges. Quelquefois, trois ou quatre pommes de terre à l'eau l'accompagnent. C'est continuellement la bagarre entre détenus : pour être servis, pour manger debout et appuyer sa gamelle sur une des rares tables et, surtout..., pour sortir. À un signal donné, on évacue la baraque. C'est l'instant difficile. Ruée indescriptible. Des SS flanqués de leur chiens sont postés de chaque côté de la porte avec des "kapos". Ces derniers frappent à tour de bras avec de grands gourdins sur les sortants pendant que les boches font mordre les malheureux qui, bousculés, passent à proximité des chiens. Les allemands ont eu l'idée géniale de confier ce rôle odieux de surveillant tortionnaire à ceux que l'on nomme kapos. Parmi eux, des Polonais, des Allemands anti-nazis, quelques Tchèques ; je n'ai pas connu de kapos français. Ces véritables bandits ont droit à un régime spécial : ils sont mieux vêtus que nous, ont une meilleure soupe, ils choisissent leur "niche" dans le block et surtout, ils sont le marteau et non l'enclume. Nous reprenons le travail à 12 h 30 pour terminer notre journée à 18 heures. Et alors, harassés, nous revenons au camp (lager), trottant le long des 3 km.

Certains camarades travaillent aux machines, dans l'usine même. Ils côtoyaient souvent d'autres Français -des travailleurs libres- et cherchaient à en obtenir soit de la nourriture, soit la possibilité de faire savoir à leurs familles ce qu'ils étaient devenus. Hélas, je dois à la vérité de dire que ces S.T.O. n'ont pas été en général bienveillants envers leurs compatriotes bagnards. Par peur sans doute, par intérêt aussi ! Ils reprochaient aux détenus leur faible rendement qui faisait tomber les primes. Ne nous étendons pas sur ce pénible sujet...

L'appel du soir avait lieu à notre rentrée au camp et par tous les temps, nous restions plantés sur la place, attendant de la bonté des SS la permission de regagner notre block où l'on distribuait la soupe. Celle-ci, analogue à celle de midi, était vite expédiée. À 20 heures, nous devions nous coucher avec nos vêtements souvent trempés et qui n'étaient pas secs à notre réveil. Parfois, je trouvais le moyen de me faufiler dans d'autres blocks pour y voir des camarades. Mais c'est surtout le dimanche que nous pouvions bavarder. Pas de travail, ce jour-là. À part les appels aux heures habituelles, on nous laissait à peu près tranquilles.

De temps à autre, les Alliés bombardaient Munich et survolaient le camp. Ils nous apportaient l'espoir et nous exultions au bruit des moteurs et des explosions. La BMW où nous travaillons fut bombardée deux ou trois fois ; il ne semble pas d'ailleurs qu'on ait voulu l'endommager sérieusement. Néanmoins, une certaine fois, à la fin de la matinée, je me souviens d'avoir passé 1 h 1/2 au fond de la tranchée que je creusais à Dickerhof. On ne se voyait plus et les éclats de bombes sifflaient et cassaient les branches au milieu d'une fumée intense, car les Allemands avaient disposé autour de l'usine des appareils fumigènes qui fonctionnaient sitôt l'alerte donnée.

Condamné à ces durs travaux, je me suis bientôt mis à souffrir d'une hernie qui s'était déclarée et s'aggravait. Je me résignai alors à me faire porte malade. J'eus la chance car, à l'infirmerie, je trouvai un médecin français de Metz, Jacques, qui était dans mon wagon lors du voyage Compiègne-Dachau. Il dit que j'ai besoin d'être tenu en observation et propose au kapo du revier de me prendre comme infirmier-auxiliaire. Le lendemain même j'entre en fonction et me voilà à faire des pansements ! Je vois alors dans cette infirmerie toute la gamme de la souffrance humaine. Presque tous les consultants ont de l’œdème ; les pieds et les jambes enflés sont souvent couverts d'ulcères répugnants. Les abcès sont fréquents et les phlegmons monstrueux. Quand aux morsures au bas du ventre et aux cuisses surtout... Mais le SS qui surveille l'infirmerie me prend en grippe -je ne suis ni assez souple, ni assez prévenant- aussi, un jour, vers le 10 août, suis-je réexpédié comme invalide au camp principal de Dachau, en camion, avec vingt-quatre autres malades.


Sources

  • Écrit en 1946 et vécu par Monsieur Jean DELANCE de Guérigny
  • Texte communiqué par Michel Lévêque
  • Mis en page par Martine NOËL 29 mai 2019 à 10:02 (CEST)


Notes et références

Notes


References