Breton Gabriel correspondances de juillet 1915 à septembre 1915

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Guerre 1914-1918 57.jpg

Le Pocket-Kodak et le 25e anniversaire.
Le 5 juillet.

Ma chère Maman,
J'ai reçu hier le petit appareil et des provisions de pellicules pour mon prochain séjour aux tranchées et je vais donc prendre ou pouvoir prendre des choses intéressantes. Voilà ce qu'un de mes camarades obtient avec l'appareil ; vous pouvez presque me reconnaître ; c'est une des dernières remises de décorations pendant un défilé !
C'est un petit kodack [sic pour Kodak] de poche 4 ½ - 6 ; je peux le mettre dans mon porte-carte ou dans une cartouchière, il me revient presque aussi cher que celui de l'enfant. Je pense que désormais je n'aurai rien à lui envier.
Aujourd'hui il fait exprès un temps très sombre, je voudrais pourtant bien user un rouleau avant demain pour vous l'envoyer. Je pense que Guite prendra tous ses soins à bien développer mes pellicules, ça ne coûte pas cher et je peux en user beaucoup  ; du reste il faudra bien que j'en use beaucoup avant de faire quelque chose de convenable.
Vous pourrez faire ainsi un album de la Grande Guerre.
Triste cérémonie ce matin : des camarades que nous avons enterrés à C. Il y a plus d'un régiment de croix dans ce cimetière et maintenant il déborde tout autour et tous les jours on creuse des fosses nouvelles, et ça doit être ainsi sur tout le front ! Quelle guerre !
Enfin le Boche doit tout autant trinquer et même plus ; en ce moment ils se remuent, mais ça sera autant de casques prussiens à ramasser.
Je vais toujours très bien malgré la chaleur assez forte et je vous embrasse bien fort.
Gabriel.

Le 6 juillet 1915.

Ma chère Maman,
Nous remontons aujourd'hui prendre notre tour de faction dans les tranchées, près de nos voisins qui sont assez calmes, mais qui cependant ne se gênent pas pour envoyer en quantité, en grosse quantité des marmites de toutes espèces.
Je reviendrai aux environs de mes 25 ans, exactement deux jours plus tard... Pouvez-vous m'envoyer un peu de bon vin pour cette date ? Vous pourriez adresser le colis à l'Hôtel et je vous donnerai l'adresse exacte. Cela irait plus vite et ensuite je [le] trouverai en arrivant. Avez-vous reçu la lettre pour mon costume ? Pouvez-vous l'avoir au début du mois d'août ou fin juillet ?
Je ne crois pas que nous fassions de grosses affaires maintenant, mais je crois qu'il arrivera un moment où nous reprendrons l'offensive et si on nous donne beaucoup d'obus avec de gros canons. Quel que soit le Boche, nous passerons sûrement. Mais aura-t-on assez de canons et d'obus ? Et les gens de l'arrière tiendront-ils ?
[...] Peut-être aurons-nous des permissions. J'espère qu'on commencera à les donner à ceux qui depuis le début font la guerre ; mais ce sera sûrement pas comme cela et nous serons sûrement encore volés. Du reste, c'est dans l'ordre aussi ; si en tous cas je pouvais avoir 5 ou 6 jours, ne vaudrait-il pas mieux essayer de venir à Neufchâteau par exemple ? Je voudrais bien aller à Decize, mais j'ai peur que cela me donne le cafard et j'ai sûrement pas besoin de cela  ; et il me faut bien tout mon courage et tout mon moral et le peu que j'ai en trop et il faut que je le passe à la bande que je commande et qui n'en a pas à revendre.
Je vous enverrai mon premier rouleau de pellicules demain ou après-demain, je ne sais pas trop ce que ça donnera, enfin vous verrez.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux en attendant... la permission.
Gabriel.

Le 7 [juillet 1915].

Ma chère maman,
Reçu hier avant de repartir un mot de toi.
Notre repos s'est heureusement achevé ; mais aujourd'hui les Boches se remuent beaucoup et nous sommes sur le qui-vive. J'enverrai mes premières photos demain et je vous donnerai toutes les indications nécessaires en vous les envoyant ; elles ne seront pas intéressantes mais il faut bien que je forge et que j'éreinte [?] les pellicules avant de faire quelque chose de propre.
Mes bons baisers à toutes deux.
Gabriel.

7 [juillet 1915].

Ma chère Maman,
Deux mots bien vite pour que ma lettre parte au courrier d'aujourd'hui. Reçu la lettre au sujet de l'habit ; faites pour le mieux, mais il n'y a pas besoin de passe-poil, personne n'en porte plus.
Reçu aussi de Guite les bonbons et la lettre avec le boche et une autre lettre pour mes 25 ans. Ce sont mes 25 ans de la guerre, je pense que la 26e année se fêtera ailleurs qu'au Bois d'A...
Fait [ill] expéditions de madeleines, pellicules, vous devez avoir maintenant les premières.
Maintenant, je suis redescendu hier du barrage de 1ère ligne que j'ai pris en photo au moins trois ou quatre fois, de face et de flanc, et de travers ; cet endroit est exactement à 24 mètres des Boches, c'est vous dire ; je viens d'y passer trois jours, il y a de quoi devenir extrêmement fou :
- mon ieutenant, les Boches arrivent,
- mon lieutenant, ils travaillent,
- mon lieutenant, ils arrivent sur nous, on va sauter,
- mon lieutenant, ils courent,
- mon lieutenant, ils sont trop silencieux pour ne pas méditer un sale coup.
Joignez à cela la bataille des bombes, déchaînée par des gens un peu affolés, vous jugez du plaisir. Je suis vanné ce matin, mais vanné à fond.
Je vous écrirai une longue lettre ce soir, je me dépêche de faire partir celle-là pour Cy, de manière à ce que vous l'ayez avant celle que j'écrirai aujourd'hui.
Envoyez-moi le colis à l'Hôtel de la Cloche. Madame Rouyère.
Bons baisers de mes 25 ans.
Gabriel.

Le 15 juillet 1915.

Ma chère Maman,
J'ai reçu une longue lettre hier pour l'anniversaire ; ma pauvre maman, moi aussi je souhaite et j'espère bien fermement que le prochain anniversaire se passe plus gaiement que celui-là ; nous sommes sous les armes ; on craint une attaque du Boche et nous avons passé tous ces jours dans l'énervement d'attente de choses qui ne se sont pas produites.
Je monte ce soir finir ma période de barrage, trois jours encore et après ce sera moins pénible, quel que soit l'endroit ; l'embêtant c'est que les cochons creusent sous nous ; alors on voit la situation : le Boche en avant, à droite, à gauche et dessous. Ça fait trois jours et trois nuits sans fermer les yeux. Nous sommes à 25 mètres les uns des autres et on s'entend ; on se flanque des sottises et des bombes, enfin c'est parfait.
Jamais on ne saura assez la patience, le dévouement, l'esprit de sacrifice , les misères supportées de nos fantassins ; aucune arme ne peut rivaliser avec nous là-dessus, car qu'est-ce que de survoler en avion des lignes boches et recevoir cent ou deux cents coups de canon, et être là nez à nez, au milieu des blessés et des morts et de se dire "il faut rester, il faut tenir, il ne faut pas flancher, il ne faut pas dormir parce que c'est au moment où l'on ferme les yeux que le Boche en profitera pour nous sauter dessus" ; c'est quelque chose que personne ne peut connaître, ni artilleur, ni fantassin, ni aviateur, ni personne que nous qui sommes la première barrière entre le Boche et le pays.
Je pense que j'aurai le vin d'ici deux à trois jours ; je suis bien navré de voir la cave vidée, c'est ma très grande faute ; enfin ça m'a donné un peu de gaieté parfois ; mais j'en ai perdu un peu de cette fameuse gaieté parce que je vois de cochons embusqués autour de moi ; il n'y a pas rien que ceux de l'arrière, il y a aussi l'embusqué du front, celui-là est pire, c'est le monsieur de Cy, il conduit la vache ou le bœuf et il est indispensable à cet endroit. Enfin je suis un peu nerveux. C'est la faute du Clown-Prinz [Kronprintz] qui nous embête à nous faire poirauter depuis trois jours. Je préfère de beaucoup une bonne attaque bien franche.
J'aurais bien voulu un autre 14 juillet mais enfin on parle de permissions ; j'ai compté que si tout va bien j'aurai des chances vers le 15 septembre, car on fera sûrement partir ceux qui viennent d'arriver et ceux qui sont là depuis le début partiront si on y pense.
Enfin je suis mauvais aujourd'hui, ce n'est pas mon état normal. Guite a-t-elle reçu mes photos ? C'est mon seul amusement maintenant et j'en use.
Je vous embrasse bien bien fort toutes deux en remerciant du vin et de pine-apple, ce dont. Vous pouvez encore envoyer l'habit à la même adresse, ça arrivera mieux parce qu'il y a un service régulier.
Bons baisers encore.
Gabriel.

Le 15 juillet.

Ma chère Grande Sœur,
Ma pauvre vieille, c'est à mon tour de te souhaiter ta fête et de souhaiter que je pourrai te la souhaiter d'une autre manière l'année prochaine. Mais en attendant, je t'embrasse bien bien fort et j'espère pouvoir le faire autrement d'ici un mois, quand j'aurai ces bienheureux six jours.
Tu sais que je ne l'ai pas eu belle du tout pour le 14 ; on craignait l'attaque du méchant et du vilain et on s'est tenu sur ses gardes, mais le Boche ne laisse rien percer de ses intentions et tout est calme ; mais d'un très mauvais calme que je n'aime guère ; car je suis comme le vieux marin qui prévoit la tempête avant le baromètre ; moi je sens les coups de chien de loin, alors que les nouveaux n'y voient rien.
Notre pauvre général a reçu un obus qui a tué un officier et qui l'a dangereusement blessé ; tu vois que personne n'est exempt des éclats ; enfin nous pensons qu'il va néanmoins se remettre assez vite. Mon ancien commandant a trois mois de convalescence. Enfin je pense qu'il n'aura rien de grave, mais il pensait que ça finirait plus vite. Moi, je suis toujours fidèle au poste et professe le plus profond mépris pour les Boches et leurs saletés, ainsi que pour les embusqués de toute nature que je considère aussi nuisibles que le Boche, mais auxquels nous ferons payer tout cela après la guerre, car je compte bien sur la justice immanente.
Je vais bien, je suis un nerveux parfois parce que je suis comme les vieux grognards de l'Empire ; c'est assez compréhensible, mais nous tiendrons envers et contre tout.
Je pense que tu as un tas de photos, j'en ferai d'autres dès que j'aurai reçu les premières de façon à me perfectionner.
Reçu la Marie, la Clémence, la photo n'est pas mauvaise, mais je pense que mon petit appareil fera très net et très fin aussi.
Ma pauvre grande sœur, je t'embrasse bien bien fort pour la sainte Guite, en attendant un petit souvenir en ferraille d'obus que je me proposerai de t'envoyer, mais que mes cochons de sapeurs n'ont naturellement pas fini.
Bons baisers,
Gabriel.

Textes de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par --Mnoel 23 juillet 2015 à 10:37 (CEST)