Anne Charlotte Alixand et le Duc

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Mon très-cher enfant, l'arbitre souveraine de ma vie...

Le petit Leblanc dépose le billet et le colis que son maître lui a confiés sur la table de la sœur tourière. C'est encore pour Mademoiselle du Mousseau. Depuis près de trois mois, il ne se passe pas un jour sans que M. le Duc ne vienne lui rendre visite, ou, quand il est empêché, qu'il lui envoie un ou deux billets, un cadeau, des tartes, un lapin, des champignons, des fraises, des glaces... Ses domestiques Leblanc et Collier sont connus de la sœur tourière.

Le couvent du Petit Calvaire est situé tout contre le Palais du Luxembourg, dans la rue Vaugirard, vis-à-vis la rue des Fossoyeurs[not 1]. Pour les pensionnaires, comme pour les religieuses, la discipline n'est guère sévère ; d'ailleurs, le couvent est ouvert sur le quartier très animé qui l'entoure. Par les fenêtres, d'un côté on voit le grand jardin du Luxembourg où déambulent du matin au soir les promeneurs ; de l'autre, on distingue le chantier de la nouvelle église Saint-Sulpice.

Les demoiselles, toutes de bonnes familles, reçoivent une éducation complète : lecture, écriture, maintien, musique, chant et prières. Elles ont le droit de recevoir dans leurs chambres leurs professeurs, les membres de leurs familles, et parfois leurs correspondants parisiens. Elles ont des servantes particulières, dont les gages et la nourriture sont aux frais des familles. Mademoiselle du Mousseau parcourt rapidement le billet que lui a remis Pierrette, sa femme de chambre :

« Autrefois, les Romains inscrivoient sur leur calendrier les jours qu'ils regardoient comme malheureux et expliquoient les divers événemens qui les leur faisoient regarder comme tels. Pour moy, j'inscrirai le mercredi sur le mien, jour que je regarderay toujours comme funeste, puisque c'est un jour où je dois être privé du bonheur de voir mon très cher enfant. Les autres jours où je dois éprouver le même malheur seront notés de même, mais on y verra toujours la même raison, parce que c'est la seule qui puisse me causer un vray chagrin. Ouy, cher enfant, je me crois assez ferme pour supporter patiemment toutes les contrariétés que les hommes regardent comme des malheurs, mais je vous avoue que je ne le suis pas assez pour supporter votre absence, accoutumé au plaisir de vous voir. Je ne connois plus d'autre bonheur, quelque froidement que vous receviez les assurances de ma tendresse ; je ne connois plus d'autre plaisir que celuy de vous dire que je vous aime, et celuy de chercher à vous en donner des preuves. L'expérience vous fera connoître qu'on n'aime pas aussi parfaitement que je vous aime, et que je ne seray content que lorsque je vous en verray bien convaincue, et que vous rendrez justice à la tendresse de mes sentimens pour vous. Adieu, mon bel enfant, j'attends demain avec bien de l'impatience. Je seray sûrement à dix heures et demie bien précises chez vous, et je n'y seray jamais assez tôt au gré de mon impatience[1]. »

La jeune fille ouvre une cassette, où elle dépose le billet. Le colis qui accompagne le billet renferme un nouveau présent : un éventail décoré de chinoiseries. Vraiment le vieux duc est incorrigible ! Après la harpe, la croix d'or et le perroquet, il ne sait plus quels cadeaux offrir à sa protégée... à son bel enfant...

Quand on est riche, duc et qu'on rampe à la cour[not 2]...

Le duc de La Vallière

Celui qui adresse de si jolis billets et tant de cadeaux à une pensionnaire de dix-huit ans pourrait être son père, et même son grand-père ; mais c'est aussi l'un des plus puissants personnages de la Cour de Louis XV. Louis-César de La Baume Le Blanc, second Duc de La Vallière, Pair de France, Grand Fauconnier de France, Directeur des Chasses Royales, Président du Tribunal de la Varenne du Louvre est en 1777 âgé de 68 ans.

Le Duc de La Vallière est l'héritier et petit-cousin de la célèbre maîtresse de Louis XIV. Mère de quatre bâtards royaux, mais délaissée et humiliée par ses rivales, en décembre 1673 Louise de La Vallière s'est enfermée au couvent des Carmélites du faubourg Saint-Jacques. L'immense fortune qu'elle avait obtenue du Roi-Soleil, au temps où il l'aimait, passe à sa fille Marie-Anne, mariée au prince de Conti, qui lègue ses biens à Charles-François de La Baume Le Blanc, le premier duc de La Vallière.

Louis-César, né le 9 octobre 1708, commence, comme tous les jeunes gens de son rang, une carrière militaire qui le conduit en Bohême, lors de la guerre de Succession d'Autriche. Le 19 février 1732, il épouse Anne-Julie-Françoise de Crussol, fille du Duc d'Uzès, « une femme belle et aimable, galante sans coquetterie, simple avec dignité, douce par humeur et polie par bonté, sans défaut dans l'esprit ni le caractère » selon Madame de Genlis. Le couple a une fille, née en 1740 : Adrienne-Emilie-Félicité, qui épouse Louis Gaucher, duc de Châtillon, en 1756.

Le Duc de La Vallière et sa femme mènent chacun de son côté une vie très libre. Madame de Genlis poursuit son portrait de la jolie duchesse : « Elle serait parfaite si elle avait autant d'éloignement pour le vice qu'elle paraît avoir de penchant pour la vertu[2]. » Ce que cette observatrice sévère appelle le vice, c'est l'une des occupations habituelles et indispensables des Grands du XVIIIe siècle, la galanterie, le libertinage. Madame de La Vallière a publiquement plusieurs amants : le duc de Nivernais[not 3], le chanteur Géliote, le comte de Bissy[not 4]...

Le Duc n'est pas en reste ; il collectionne les bonnes aventures, et il alterne les danseuses de l'Opéra avec les dames de la Cour. En décembre 1748 il « s'est mis à entretenir la petite Duvigné, qui a à peine treize ans et qui n'est qu'une enfant[not 5] ». Chamfort raconte une autre passade de cet amateur d'adolescentes : Le duc de La Vallière, voyant à l'Opéra la petite Lacour sans diamants, s'approche d'elle et lui demande comment cela se fait. C'est, lui dit-elle, que les diamants sont la croix de Saint-Louis de notre état. Sur ce mot, il devint amoureux fou d'elle. Il a vécu avec elle longtemps. Elle le subjuguait par les mêmes moyens qui réussirent à madame Dubarry près de Louis XV. Elle lui ôtait son cordon bleu, le mettait à terre, et lui disait :
Mets-toi à genoux là-dessus, vieille ducaille
[not 6]

Sa fortune, son rang, la protection de la Pompadour et celle du roi permettent au Duc les plus grandes fantaisies. Il vend son château de Choisy à Louis XV, il loue à Madame de Pompadour son autre château de Champs (une petite merveille qu'il a héritée de la princesse de Conti et qu'il a fait décorer par les plus grands artistes de son temps). Il vend Champs en 1763 à Gabriel Michel, l'un des directeurs de la Compagnie des Indes, et il fait aménager une nouvelle maison de campagne, le château de Montrouge. La Vallière obtient le gouvernement du Bourbonnais, qu'il revend à un enfant de seize ans, Monsieur de Peyre.
A Paris, le Duc réside dans son bel hôtel de la rue du Bac ; il a profité d'une vaste opération immobilière, l'achat à très bas prix de terrains vagues dépendant de l'abbaye Saint-Germain. L'hôtel est rempli de meubles de style et de livres. Car, avec la chasse et le théâtre, la bibliophilie est devenue l'une des passions de Monsieur le Duc. En 1768, son bibliothécaire, l'abbé Rive, écrit : « Me voilà à la tête de la bibliothèque la plus curieuse de l'Europe[3] ». La plus curieuse bibliothèque car elle renferme à la fois des manuscrits érudits, des romans libertins et des chefs-d'œuvre ; mais aussi l'une des plus riches. Le marquis de Paulmy va lui acheter environ 40000 volumes, le libraire Debure dressera en 1784 un inventaire en trois tomes[not 7]

Le Duc écrit des récits dans le goût médiéval : Les Infortunés Amours de Comminge et Les Infortunés Amours de Gabrielle de Vergi et de Raoul de Coucy ; il dirige une importante Bibliothèque du Théâtre François (qui sera complétée plus tard par Paulmy)[4]

Le grand seigneur devient tout naturellement régisseur de théâtre pour Madame de Pompadour, lorsqu'elle fonde son Théâtre des Petits Cabinets en 1747. La Vallière, Nivernais, la Pompadour, Mesdames de Brancas, de Rochefort et de Marchais montent eux-mêmes sur les planches, pour le roi et quelques spectateurs privilégiés. Selon les témoins de ces représentations, La Vallière, Nivernais et Madame de Pompadour font preuve d'un réel talent ; le meilleur rôle de La Vallière aurait été le personnage de Tartuffe...
Lorsqu'il écrit ses billets doux à sa charmante enfant, le Duc est plus proche d'Arnolphe, le barbon de l'Ecole des femmes... Mais qui est donc son Agnès ?

Anne-Charlotte Alixand, devenue Mademoiselle du Mousseau.

Elle est née à Decize le mardi 28 février 1758. Le curé Bonnet l'a simplement ondoyée ce jour-là. Le baptême n'a eu lieu que le premier août 1759 : il fallait attendre les parrains et marraines. Le parrain est le grand-père maternel, Maître Isaac-Charles Amiot, avocat en Parlement, originaire de Moulins-Engilbert ; la marraine est une tante, Dame Anne-Jacquette Amiot, épouse de Maître Germain Guillemain du Pavillon, seigneur d'Echoit, conseiller du Roy, correcteur à la Chambre des Comptes et Cours de Dole.
Les parents de l'enfant sont Noble Pierre-Robert Alixand de Mousseaux et Jeanne-Marguerite Amiot. Si la famille Amiot vient de Moulins-Engilbert et de l'Autunois, les Alixand sont issus de Saint-Pierre-le-Moûtier et de Sancoins. La mention la plus lointaine d'un Alixand est une quittance établie le 9 juin 1508 à Saint-Pierre-le-Moûtier par François Alixand, marchand, en faveur de son fils Anthoine, lui assurant 150 livres en exécution du contrat de mariage d'Anthoine avec Jehanne Bergeron. On retrouve presque les mêmes alliances deux siècles plus tard, lorsque Philbert Alixand, contrôleur au grenier à sel de Sancoins épouse Gabrielle Bergeron : ce sont les parents de Pierre-Robert Alixand. Entre temps, les Alixand se sont hissés aux premiers rangs de la noblesse de robe nivernaise. Ils règnent sur le petit monde judiciaire du bailliage de Saint-Pierre-le-Moûtier et sur les fonctions administratives des petites villes environnantes.
Pour se différencier des Alixand de Maux, des Alixand de Chantenay, des Alixand de Cuffier et des Alixand de Vasselange, Pierre-Robert se fait appeler Alixand de Montceaux (ou de Mouceaux ou du Mousseau). Le Montceau est un lieu-dit au sud de Decize, près de Villecourt[not 8]. Les Alixand ont un blason d'azur au chevron d'argent accompagné de trois étoiles de même.
A Decize, les Alixand ont reçu en héritage un ensemble d'immeubles et de terres appartenant auparavant à la famille Coppin, l'une des plus riches familles de la ville au XVIe et au début du XVIIe siècle[not 9]. Cette petite fortune était échue à Claude Coppin, prêtre, prieur commendataire de Cossaye, chapelain de plusieurs chapelles à l'église Saint-Aré : l'ecclésiastique fait de sa sœur Louise Coppin sa légataire universelle ; or, elle est mariée avec Pierre Alixand, juge à Saint-Pierre-le-Moûtier. N'ayant pas d'enfant, le couple porte tout le legs sur la tête de Pierre-Robert, leur neveu.
C'est ainsi que Pierre-Robert Alixand se trouve propriétaire en 1754 d'une maison avec jardin dans la grand'rue de Decize, des domaines de Villecourt, Mirebeau et Grandjean, de la locaterie de Saisy, de 22 oeuvrées de vignes. Il hérite en outre d'un office de lieutenant-criminel au bailliage, d'une maison à Saint-Pierre, du domaine des Logettes à Neuvy-en-Barrois et de plusieurs rentes. En 1755 il obtient la provision de l'office de président du grenier à sel de Decize, en 1758, il est échevin de Decize.
Entre son mariage, le 11 juin 1754, et l'année 1780, Pierre-Robert Alixand et son épouse se livrent à une série d'échanges, de ventes et d'achats de propriétés. Ils se débarrassent de terres et de fermes à Saint-Pierre et à Moulins-Engilbert ; ils achètent une maison de maître à Garchizy et trois maisons à Nevers (l'une est située près de la Porte de Paris, les autres sur la Place Ducale). Pierre-Robert, licencié en droit[not 10] et promu rapporteur du point d'honneur au tribunal de Saint-Pierre-le-Moûtier, est devenu un notable nivernais et il montre sa réussite...
Jeanne-Marguerite Amiot lui a donné cinq enfants, baptisés à Saint-Aré de Decize ; mais seuls Anne-Charlotte et son frère Jean-Geneviève-Philbert (né en 1761) sont vivants en 1777.

Rencontre aux eaux de Pougues.

L'établissement thermal de Pougues les Eaux

La maison de campagne de Pierre-Robert Alixand à Garchizy n'est qu'à une lieue de Pougues-les-Eaux. La petite station thermale avait été lancée par Henri III et le médecin Jean Pidoux : ses eaux étaient réputées pour guérir les coliques néphrétiques, les maladies du foie et plusieurs affections encore mystérieuses comme l'hydre féminine. Louis XIII, Louis XIV, le cardinal de Retz étaient venus prendre les eaux à Pougues. Une clientèle aristocratique venait régulièrement dans le petit bourg, comme en témoigne le curé Poncet, dans son registre paroissial[not 11]

Le prince de Conti vient à Pougues à partir de 1765. Après des années d'excès, de débauche et d'intrigues, il est « rongé par la goutte, la vérole et la neurasthénie[5] » ; il est accompagné par une suite de courtisans, le duc de Laval-Montmorency, le marquis de Castres, le duc de Villanova, et le duc de La Vallière « aussi suivi de sa cour ». Ces grands personnages embellissent le village, font planter des tilleuls et distribuent faveurs, largesses et aumônes aux notables, au curé et aux pauvres de la paroisse.
Le Duc de La Vallière a-t-il rencontré Pierre-Robert Alixand à la source Saint-Léger ? Ou bien l'a-t-il invité dans une réception qu'il donnait à ses amis buveurs et courtisans chez son logeur M. Marault ? A-t-il eu besoin de ses talents de juriste pour réaliser une affaire commerciale ?
Aucun témoignage n'a été conservé de leur rencontre[not 12]. Les deux hommes se fréquentent ; Pierre-Robert Alixand, son épouse, leurs amis Jacques-Dominique Chaillot et l'abbé Septier de Rigny deviennent vite des clients du Duc de La Vallière ; ils correspondent avec son secrétaire, M. Privé. Le 22 février 1777, Pierre-Robert Alixand obtient un brevet de Conseiller du Roi en la Capitainerie des Chasses de la Varenne du Louvre, et c'est le Grand Fauconnier de France, Louis-César de La Baume Le Blanc, Duc de La Vallière et Pair de France qui lui décerne cet office. Il s'agit d'une charge honorifique : Pierre-Robert Alixand ne se rendra à Paris que très rarement, à l'occasion des sessions d'un tribunal qui juge les braconniers surpris dans les forêts royales[not 13].

L'établissement de Mademoiselle votre fille.

Le Duc reçoit la famille Alixand et il est reçu dans leur maison de Garchizy. C'est là qu'il remarque la jeune Anne-Charlotte et son frère. Quelle est la nature de la transaction passée entre les parents Alixand et le Duc ? Le Duc s'est chargé d' établir Mademoiselle du Mousseau : c'est sous ce nom qu'elle est inscrite au couvent du Petit Calvaire de la rue Vaugirard. Elle l'a donc suivi à Paris, afin de parfaire son éducation. Elle est « trop bien née pour habiter Nevers ». Mais le projet de mariage semble très embrouillé. Le Duc aurait-il alors songé à l'épouser lui-même ? Il le pouvait, puisqu'il était veuf. Mais son rang lui permettait-il une telle mésalliance ? La promesse d'établissement est avant tout le moyen de séduire Anne-Charlotte et ses parents.
Dans les billets qu'il adresse à la jeune fille, le Duc ne cesse de déclarer qu'il l'aime plus que tout, qu'elle est « l'idole de [son] coeur, le seul objet de [son] culte, l'unique objet de [ses ] désirs... » Le vieux Don-Juan utilise toutes les astuces du langage de la séduction; il se fait humble devant cette petite provinciale de basse extraction, lui qui est arrivé au sommet de la hiérarchie courtisane. « Nulle divinité n'auroit jamais été servie avec plus de zèle et plus d'amour... » Il se montre amoureux fou ; le libertin cynique joue bien son rôle de Tartuffe. « Je ne pense et je ne m'occupe que de vous... Je ne vis véritablement que lorsque je suis avec vous. »

Il proteste à plusieurs reprises de la différence d'âge : « Je conviens avec vous que mon âge devroit naturellement modérer l'ardeur de mes sentimens, mais Médée rajeunit autrefois le bonhomme Eson, et vous êtes pour moi une nouvelle Médée ». Lors d'un séjour à Pougues, sans Anne-Charlotte, le Duc constate que de mauvaises langues commencent à jaser sur la protection qu'il assure à la jeune fille et à ses parents. Alors, il échafaude un projet plus précis : il se charge de lui trouver un prétendant honorable et sérieux.
« J'ai déjà un parti en vue... Celui dont il s'agit est au service, ses pères & parens y ont tous été, il a plus de 25 ans et n'en a pas 35. Son bien est honnête et remplira vos vues ; de plus il a des héritages à attendre[6] ». Comment s'appelle-t-il ? Le Duc ne le présente que sous des dénominations mystérieuses : « le jeune homme... Mr XXX... Mr XX ».
Ce parti n'agrée pas à la jeune fille. Il est de santé languissante. Le Duc revient à la charge : si Anne-Charlotte accepte, c'est lui qui logera le jeune couple dans « la plus jolie maison possible », il donnera un autre logement aux parents Alixand, tout à côté de leur fille qui, elle, ne sera privée d'aucun luxe : « J'ay pourvu que vous puissiez aller souvent aux spectacles. Vous aurez une voiture à vous et des chevaux à volonté ». Le généreux protecteur se réserve le plaisir de venir voir « son charmant enfant » de temps à autre...
Le Duc de La Vallière prévoit même un éventuel décès prématuré du mari : « Quoique je soye bien persuadé que vous feriez une vraye perte en le perdant, [...] vous auriez des motifs de consolation, et vous resteriez veuve, fort jeune, fort jolie, et beaucoup plus à votre aise ». Pour rassurer Madame Alixand, le Duc assure que sa fille ne resterait pas démunie en cas de veuvage : « si son mari venoit à mourir, elle hériteroit de luy de plus de cent vingt mil livres et [...] c'est un avantage qu'il seroit difficile de trouver dans un autre mariage ».
Anne-Charlotte refuse ce « mari doux, complaisant, honnête qui [l']eût laissée maîtresse absolue de [ses] volontés ». Un mari complaisant, « loin de ressentir le moindre mouvement de jalousie » ? Un homme de paille chargé de masquer la liaison entre la jeune femme et son vieux protecteur ? Le passé libertin du Duc de La Vallière revient...
L'attitude des parents est équivoque. Le Duc a déjà beaucoup donné à Pierre-Robert Alixand ; il lui promet d'arrondir sa fortune si le mariage se conclut. Les parents ne se formalisent pas de cette protection ; Madame Alixand écrit à sa fille : « Il est incroyable combien cet homme [le Duc] vous aime : cela va à l'idolâtrie ». Le père écrit de son côté : « Monsieur le Duc arriva ici jeudi dernier... Il m'a témoigné avoir toujours les meilleures dispositions pour toi[7] ».
En échange d'une charge au Parlement et de divers avantages sociaux, Pierre-Robert et Jeanne-Marguerite Alixand ont-ils cédé leur fille aux appétits d'un Grand ? L'ambition conduit plus loin qu'on ne croit.

Des nuages de froideur.

La pensionnaire du couvent du Petit Calvaire accepte de bonne grâce les cadeaux : des glaces, des tartelettes, du raisin, des lapins, des fleurs, une croix d'or choisie sur ordre du Duc par une dame de Saint-Arnould, une harpe, un perroquet[not 14], une boîte d'amandes poivrées (à consommer avec modération, une le matin et une le soir). Elle accompagne le duc dans les rues de Paris (il lui envoie son carrosse). Elle sait aussi le recevoir avec froideur, elle sait l'obliger à faire antichambre, elle refuse à plusieurs reprises de le recevoir. Le Duc s'en plaint plusieurs fois : « Vous m'avez causé bien du chagrin hier... » Il en arrive à l'exaspération : « Il faut pour me récompenser que vous me donniez ce que je vous ay demandé ».

Le Duc perçoit les premiers refus comme des caprices ; il s'inquiète que son bel enfant ne lui accorde plus « cette confiance sans borne, cette amitié à toute épreuve ». Il souffre, puis se résigne. Cette correspondance s'arrête subitement. C'est dommage, car le Duc de La Vallière avait annoncé à Anne-Charlotte : « si je n'avois la crainte et de vous fatiguer et de vous ennuyer, je crois que je vous écrirois des volumes in-folio. »

Le beau langage du vieux séducteur.

Ce roman d'amour épistolaire à la mode du XVIIIe siècle comprend 60 billets et lettres de la main du Duc de La Vallière ; il est complété par onze lettres écrites par Monsieur ou Madame Alixand à leur fille, entre le 17 décembre 1776 et le 31 décembre 1777, et deux lettres de l'abbé Septier de Rigny à Anne-Charlotte[not 15].

A travers les lignes des billets, tracées d'une écriture régulière par le vieux Duc, il est possible de reconstituer une partie de ce roman d'amour. Les visites du grand seigneur à sa protégée sont fréquentes : vingt billets annoncent des rendez-vous pour le lendemain, une quinzaine évoquent l'entrevue de la veille. Il semble raisonnable de déduire, d'après les indices temporels (hier, après-demain, mardi prochain...) que le Duc effectuait trois à quatre visites par semaine. Le mercredi, il était presque toujours retenu par les séances du tribunal des chasses. Un jour, il doit se plier aux exigences de Louis XV : « Il est nécessaire que j'aille le matin du côté de Choisy pour une chasse que le roy doit faire samedi ». Un autre jour, le mauvais temps l'empêche de sortir dans les rues de Paris. Quelquefois, le Duc souffre d'un rhume, d'une indisposition.
Comment le Duc de La Vallière s'adresse-il à sa protégée ? Les expressions tendres ponctuent ses lettres, de la formule d'introduction aux dernières lignes. La plus usitée est mon très cher enfant, avec ses variantes mon bel enfant, mon charmant enfant, mon adorable enfant et la redondance cher et très cher enfant. 101 occurrences de ces expressions se trouvent dans les billets adressés par le Duc à Anne-Charlotte. Le Duc n'emploie le féminin qu'une seule fois : ma chère enfant. Une autre formule revient sous sa plume, moins chargée d'affectivité que d'admiration : ma belle reine (6 fois) et charmante reine (1 fois).

Le langage qu'emploie le Duc de La Vallière est incontestablement celui de l'amour, avec la courtoisie et la discrétion qui siéent à un homme de sa qualité et de son âge. En-dehors des formules déjà mentionnées, qui pourraient être considérées comme de banales formules d'affection entre un grand-père et sa petite-fille, il y a dans les billets toute une gamme de formules beaucoup plus expressives. Le Duc dit à Anne-Charlotte : vous êtes l'arbitre souveraine de ma vie, l'idole de mon coeur, l'objet de tous mes voeux, ma divinité, l'unique objet de mes désirs, le seul objet de mon culte, ce que j'ai de plus cher au monde...
L'étude lexicologique de ces billets révèle une Carte du Tendre à deux faces. D'un côté la passion débordante, les folles espérances : le verbe aimer est employé 30 fois, le verbe désirer 6 fois ; les noms qui reviennent le plus souvent sont bonheur (49 occurrences), tendresse (37), impatience (18), plaisir, satisfaction, désir, enchantement, espérance, tendre intérêt, empressement. Parallèlement, le Duc évoque ses sacrifices, chagrins, malheurs, son inquiétude, il est souvent triste, affligé, il s'alarme ; il avoue ses souffrances : j'ai été au désespoir, il m'en coûte, il est cruel...

Le Duc de La Vallière s'efforce d'éviter tout scandale public. Il rassure Anne-Charlotte qui s'est émue d'être devenue l'objet des ragots des jeunes filles de son milieu d'origine. Le Duc la protège et se prépare à l'établir, que tout le monde en soit convaincu à Garchizy, Nevers, Pougues et Decize ! Ainsi cesseront les vains propos des envieux ! Pourtant, les Nivernais qui connaissaient bien la famille Alixand pourraient jaser en apprenant les clauses financières du mariage ; le Duc ne veut pas s'arrêter à de telles vétilles : « A l'égard du petit scrupule que votre mari parût tenir sa fortune de moy, [...] il est tout simple que désirant un mariage et m'en meslant, je mette le mari à portée de ne pas tenir sa fortune uniquement de sa femme. De plus, comment ai-je arrangé cette affaire ? Cela est tout simple, puisque mes sentimens pour vous dictoient les conditions ».
D'après les lettres de ses parents, seuls documents datés, le séjour d'Anne-Charlotte au couvent du Calvaire semble avoir duré un peu plus d'un an : de l'automne 1776 à la fin de l'année suivante. En effet, Madame Alixand organise le déménagement de sa fille dans une lettre datée de Nevers le 31 décembre 1777. « Tenez-vous prête, ma fille, lui écrit-elle, afin qu'à mon arrivée rien ne retarde votre sortie du couvent. Je ne puis vous dire précisément quel jour vous me verrez mais cela ne tardera pas ». L'essentiel de la liaison entre le Duc et son bel enfant s'est déroulé en 1777.

Cette année-là, troisième du règne de Louis XVI, La Fayette s'illustrait aux côtés des Insurgents américains, Necker parvenait pour la première fois aux Finances, le musicien Piccini s'installait à Paris où il allait entrer en compétition avec Gluck, les ingénieurs Perronet et Poncieux commençaient la construction d'une pompe à feu pour alimenter Paris en eau potable, un Arrêt du Conseil d'État prévoyait pour la première fois que les auteurs et leurs descendants perçoivent des droits sur les œuvres littéraires, et le chevalier ou chevalière d'Eon était présenté(e) à Versailles.

Un beau parti à prendre.

Le 16 novembre 1780, le Duc de La Vallière meurt. L'essentiel de son héritage revient à sa fille unique, Madame de Châtillon ; mais le Duc a légué une rente annuelle de 3000 livres à son « bel enfant », Anne-Charlotte Alixand[not 16]. Celle-ci a reçu de ses parents, le 8 mars de la même année, l'autorisation d'émancipation. Le jour suivant, devant Maître Léonard Robinot, Noble Pierre-Robert Alixand de Mouceau, Seigneur de Villecourt et Dame Marguerite Amyot son épouse donnent à leur fille « par donation entre vifs pure, simple et irrévocable, tous leurs biens immeubles(24) ». En contre-partie, elle s'engage à leur verser une pension annuelle viagère. Un tuteur lui est choisi jusqu'à sa majorité (25 ans) : c'est Jacques-Dominique Chaillot, Seigneur de Pougues.

A vingt-deux ans, Anne-Charlotte Alixand est un beau parti à prendre...

Sources


Notes et références

Notes

  1. Le couvent des Religieuses du Calvaire a été installé tout contre le Petit-Luxembourg par Marie de Médicis en 1622. La rue des Fossoyeurs (du cimetière Saint-Sulpice) a été rebaptisée rue Servandoni en 1806.
  2. Chanson contre le Duc de La Vallière, 1758, in Emile Raunié, Chansonnier historique du XVIIIe siècle, Paris, A. Quantin, 1884. Une autre chanson satirique accuse La Vallière de «lécher le derrière» de la Pompadour.
  3. Témoignage de Madame du Deffand, en juillet 1742 : «Le Nivernais ne la hait pas et je crois qu'il n'en aime point d'autres
  4. Pierre Jélyotte (ou Géliote), né en 1713 à Oloron-Sainte-Marie, enfant de chœur à Toulouse, il a triomphé à l'Opéra de Paris entre 1733 et 1755. Selon Marmontel, c'était « un homme à bonne fortunes dont toutes les femmes étaient folles.» Jélyotte est mort à Oloron en 1797. Claude de Thiard comte de Bissy est né en 1713 à Paris. Après avoir exercé des fonctions administratives (lieutenant-général du Bas-Languedoc), il s'est consacré aux lettres, il a traduit le poète anglais Young. Elu à l'Académie Française en 1750, le comte de Bissy est mort en 1810 à Pierre-de-Bresse.
  5. Texte cité dans une brochure présentant le château de Champs-sur-Marne. Editions de la Caisse Nationale des Monuments Historiques, 1974.
  6. Chamfort, Caractères et anecdotes, Edition Larousse, Paris, 1928, p. 101. Il convient toutefois de se méfier des propos venimeux de Chamfort qui n'a pas assisté à cette scène.
  7. Le fonds Paulmy est devenu la bibliothèque de l'Arsenal. Marc Antoine René Le Voyer de Paulmy d'Argenson est né à Valenciennes en 1722. Après une brillante carrière diplomatique, il est nommé ministre de la guerre en 1757. Membre de l'Académie Française, de l'Académie des Sciences, de l'Académie des Inscriptions, chancelier de la Reine, il a consacré ses loisirs aux recherches érudites. Il est mort en 1787.
  8. A la limite des actuelles communes de Decize et de Cossaye.
  9. Pierre-Robert Alixand est un petit-cousin de l'abbé de Radonvilliers, grammairien et académicien (1710-1789).
  10. Il a effectué ses études à l'Université de Bourges. Le 7 mars 1754, son diplôme de licence en l'un et l'autre droits est paraphé par l'abbé de Radonvilliers, alors chancelier de cette Université.
  11. Entre 1766 et 1770, le curé signale le passage de plusieurs grands seigneurs. Texte étudié et présenté par M. Riffet, Bulletin de la Société nivernaise, tome III, novembre 1861.
  12. Dans une lettre à madame et mademoiselle Alixand, le Duc se considère comme «le plus ancien des buveurs d'eau» alors que madame Alixand est «nouvellement receüe à la fontaine.» En guise de cadeau de bienvenue dans la confrérie, il offre à la mère et à la fille des boîtes de bonbons.
  13. Ce tribunal, présidé par le Duc de La Vallière, emploie un secrétaire qui commence à devenir célèbre : Pierre-Augustin Caron, dit de Beaumarchais. Lors de leurs séjours à Paris, M. et Mme Alixand résident soit à l'Hôtel des Asturies, rue du Sépulchre, faubourg Saint-Germain, soit rue de Tournon, près de l'hôtel du duc de Nivernais.
  14. Madame de La Vallière avait possédé un perroquet fort grossier. Il lui avait été légué par Madame de Peyre en 1767. S'agit-il du même animal ? On aurait alors une réédition des exploits du Ver-vert de Gresset...
  15. François Septier de Rigny est né à Nevers en 1724. Chanoine de la cathédrale, docteur en théologie, official du diocèse, il demande à la jeune fille d'intervenir auprès du Duc de La Vallière pour solliciter à la Cour des charges pour ses neveux.
  16. Si cette rente avait été servie jusqu'à sa mort en 1843, Anne-Charlotte aurait perçu 186000 francs. Mais, entre temps, il y a eu la Révolution et Anne-Charlotte a connu d'immenses déboires financiers tout au long de sa vie adulte.

References

  1. Billet du Duc de La Vallière adressé à Anne-Charlotte Alixand, dossier Alixand, pièce n° 142, Archives Départementales de la Nièvre, cote 1 E 2.
  2. Mémoires du marquis d'Argenson.
  3. Dominique Coq, Histoire des bibliothèques françaises, Paris, 1988.
  4. Notices sur les OEuvres de Théâtre, publiées par H. Lagrave, Studies on Voltaire and the eighteenth century, Genève, Société Voltaire, vol XLII, 1966.
  5. Claude Manceron, Les Vingt Ans du Roi, Tome I de la série Les Hommes de la Liberté, Paris, R. Laffont, 1974, p. 303.
  6. Lettre du Duc de La Vallière à M. et Mme Alixand, n°157.
  7. Lettre de P. R. Alixand à sa fille, du 6 juillet 1777, n°217.