Souvenirs de soldats

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Guerre 1914-1918 57.jpg

La musique du 13e R.I., souvenirs d'Henri Dimanche.

Musique 13e R.I.
  • « Pendant les premières semaines qui suivirent la déclaration de guerre, notre musique, séparée de son régiment dans l'effroyable bouleversement de la retraite de Sarrebourg, eut la chance inouïe de ne perdre aucun membre de son effectif, alors que celle du 56e (je crois) était faite entièrement prisonnière à côté de nous, dans une église où elle s'était réfugiée. La stabilité du front étant assurée, le règlement militaire réapparut, imposant aux chefs de musique de donner concert chaque jour dans les lieux de repos. Nous n'étions donc pas descendus des tranchées où nous accomplissions notre macabre travail(1), qu'il nous fallait à l'arrivée sauter sur les instruments pour raffermir le moral de la troupe et de la population avec deux ou trois fadaises, d'ailleurs massacrées par des exécutants épuisés. Ces concerts – si l'on peut dire – étaient dirigés par M. Proux, sous-chef, notre chef M. Doye ayant été affecté au Ravitaillement comme adjoint du lieutenant Cazeille, ex-contrôleur des Contributions directes à Decize.
  • Nous changeâmes de secteur et dans l'un d'eux – Les Éparges – notre lieu de repos était le petit patelin de Sommedieu. Un soir où je vais à je ne sais quelle corvée, je rencontre un sergent, long, brun, fluet, allant dans ma direction, et je l'aborde : « N'est-ce pas un étui de grande flûte que vous avez sous le bras ? - Si, pourquoi ? - Parce que je ne vois aucune lyre sur votre manche. - Je suis secrétaire à l'État-Major et je vais comme chaque jour à pareille heure jouer quelques pièces chez le général pendant son repas. J'habite dans cette maison... Venez donc me voir ce soir. » Je n'y manquai point. Ce sergent un peu froid était cependant aimable et me paraissait fort documenté sur la partie musicale. Il s'excusa au bout d'un quart d'heure d'être forcé de me quitter. Je lui demandai son nom en lui serrant la main : « Philippe Gaubert ». Au cours des années d'après-guerre, j'ai revu souvent Philippe Gaubert lorsqu'il dirigeait l'orchestre du Conservatoire de Paris(2). Mais je n'ai pu l'approcher... Certains dieux sont inaccessibles.
  • Autre anecdote amusante. Nous arrivons un dimanche matin au repos dans un patelin à côté de Bayon. Le sac à peine posé, M. Doye vient me chercher  : « Le général, me dit-il, me fait demander de tenir l'orgue à la messe de 10 heures, mais cet orgue n'est pas électrifié. Autrement dit, il faut pomper pour... - Je comprends et je vous suis. » Arrivés à la tribune, nous trouvons un artilleur de 2e classe tenant une partition de chant à la main. « X... de l'Opéra-Comique » dit-il à M. Doye. Tout se passa fort bien. L'artilleur possède une voix divine de ténor et je suis heureux de voir arriver la fin de la messe, ayant les bras brisés par le levier de ce maudit soufflet. À la sortie, nous rencontrons le général Hély d'Oissel qui vient à nous. Il tend la main à M. Doye : « Chef, mes compliments pour votre talent d'organiste. » Puis, se tournant vers moi (mais sans main tendue cette fois) « Et vous, mon ami, vous avez une voix magnifique ! - Mais, mon général, bredouillai-je... - Si, si... vous êtes un modeste. Très bien ! » Je n'ai jamais revu l'artilleur-ténor pour lui raconter la scène.
  • Encore mouvement de front et nous voici aux Éparges, secteur réputé tranquille. A 500 m des lignes, une baraque en bois a été montée dans un renfoncement de carrière. Au-dessus de la porte s'étale pompeusement une enseigne : « Casino de Ronval ». Là, des musiciens de divers régiments donnent des séances d'un intérêt artistique assez bas. Un beau jour, un planton vient m'annoncer qu'en raison d'un encombrement de comptabilité au Ravitaillement, un secrétaire-adjoint provisoire a été désigné... et que je suis cet heureux élu. Jamais mon sac ne fut bouclé plus rapidement.
  • Euville, près de Commercy, est une petite ville de 1200 habitants, fort riche. Bien qu'à portée de canon, elle n'a jamais été bombardée et je trouve là bon gîte et bonne table. Je travaille – si l'on peut dire – dans la chambre de M. Doye dont l'ameublement comporte un piano, pour lui aussi appréciable que son lit. Dès mon arrivée, il prend un abonnement musical à Nancy et chaque samedi nous apporte des kilos de musique imprimée, sur laquelle nous nous ruons après la soupe du soir. Euville possède une belle église à deux clochers où règne un protonotaire apostolique désigné sous le nom d' « évêque » à cause de sa tenue violette. M. Doye lui ayant demandé à disposer de l'orgue, avait reçu de lui une clef de l'église en permettant l'accès à toute heure, contre promesse de jouer à l'office du dimanche. Nous ne demandions que cela, d'autant plus que l'« évêque », ravi de voir augmenter le nombre de ses fidèles, n'aurait pas protesté si nous lui avions joué une valse de Strauss à une messe d'enterrement.
  • Un dimanche matin où nous étions un peu en retard, M. Doye tapant dans le tas de musique emporta la partition de « Kermaria » d'Erlanger, opéra peu connu par suite d'insuccès à sa présentation(3). « Nous allons faire de la lecture à vue » me dit-il. Tout marcha bien. Pendant les pauses, jetant un coup d’œil sur le livret de l’œuvre, nous nous aperçûmes que celui-ci était d'un anticléricalisme évident. « Heureusement, me dit M. Doye, personne ne le saura ! » A la sortie de la messe, un jeune séminariste nous aborda en rougissant : « J'ai fort goûté votre Kermaria » nous avoua-t-il.
  • Mon facile travail de bureau me laissait au cours de la journée de nombreux loisirs. C'est ainsi qu'un jour, pendant mes heures dites de travail, où je restais seul, la fantaisie me prit de composer un pas redoublé pour le 13e. Jetant en fin de soirée un coup d’œil sur « mon œuvre », je la jugeai détestable et, en vue de la retoucher le lendemain, je la cachai dans les pages d'un livre de comptabilité. Le même soir me voit repartir après la soupe chez M. Doye pour faire la traditionnelle partie d'échecs à laquelle assistent toujours des militaires des régiments voisins. Je n'ai pas aussitôt poussé la porte qu'éclate une salve d'applaudissements ponctués de « Bravo ! » et de « Vive le compositeur ! » Au piano, M. Doye, mon pas redoublé sous le nez, malaxe le clavier en riant à en pleurer !
  • Les meilleures choses ont une fin. Au bout de dix mois de cet entracte édenier [édénique], le régiment est déplacé et je rentre dans le rang. Après un séjour à l'hôpital de Beauvais où j'apprends l'armistice, je reviens au dépôt de Nevers où je suis affecté secrétaire à la Préfecture. Un jour, j'entends de ma chambre les flonflons d'une musique militaire. C'est le 13e de ligne qui rentre à Nevers, ou du moins ce qu'il en reste. Mieux vaut ne pas le revoir, trop de souvenirs s'attachant à ce qu'il fut.
  • Si, au cours de ce récit, j'ai pu commettre quelques erreurs de dates ou de noms géographiques, je m'en excuse auprès de mes anciens camarades nivernais : Martinet, Chevrier, Garachon, Aumeunier, Marc Duvivier, Couzon.
Les autres... »
Henri Dimanche, Le Journal du Centre,
cet article figure dans une série publiée en 1960.

(1) Les musiciens sont également brancardiers. Leur « macabre travail » consiste à parcourir les tranchées et le no man's land pour ramasser morts et blessés.
(2) Philippe Gaubert (1882-1963) : musicien qui a commencé sa carrière en jouant dans des cinémas de quartier. Il est devenu à 25 ans chef d'orchestre et il a dirigé l'orchestre du Conservatoire de Paris. Il a aussi composé deux opéras et de nombreuses œuvres musicales.
(3) Kermaria est un opéra composé par Camille Erlanger (1863-1919) sur une « idylle d'Armorique » de Pierre Barthélemy Ghensi (alias Norbert Lorédan, 1865-1943). Cet opéra a été joué à Paris en 1897, sans succès.


Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par --Mnoel 11 novembre 2014 à 09:39 (CET)