« Breton Gabriel correspondances de décembre 1918 » : différence entre les versions

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'''6 décembre 1918 :'''<br>
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::Ma chère maman,<br>
::Ma chère maman,<br>
::Cette lettre est la première que je puis faire depuis quelques jours, nous n'arrêtons pas, c'est du véritable délire, enfin aujourd'hui nous sommes chez les Boches, en Allemagne et à Eupen <ref> group=not>Eupen (ville dont l'ancien nom français est Néau) est une commune germanophone de Belgique. En 1815, elle a été rattachée à la Prusse. Elle n'a été réintégrée dans la Belgique qu'en 1920. Des facilités linguistiques sont accordées à la minorité francophone.</ref> <br> Demain nous entrons à Aix-la-Chapelle, grand défilé devant toute la Bochie vaincue et terrorisée. Nous avons donc fait un grand défilé dans Liège, je vous ai envoyé les journaux mais ce n'est rien à côté de ce que l'on a vu ; nous étions les premiers Français, il y avait des milliers et des milliers de personnes massées partout, nous avons défilé dans une mer humaine hurlante, trépignante, ensuite Vive la France, Vivent les Poilus, Vivent les héros, Vivent nos défenseurs, nos libérateurs. Toutes les écoles rangées, toutes les sociétés, les bannières et les drapeaux, et nous avons vécu des heures inoubliables ; les femmes se précipitaient sur nous avec des fleurs ou se cramponnaient après moi pour me toucher, m'embrasser. Je ne savais plus où j'étais, surtout que toutes ces choses me rendent presque malade, des femmes sont venues embrasser mes mains, ma capote, mes souliers ; c'était inouï. Jamais on ne peut se faire une idée de cela. Ce soir nous avons été reçus dans la ville où nous ne pouvons plus circuler ; partout des gens nous offrent à boire, à manger ; tout pour rien, tram, théâtre, consommateurs dans des chics restaurants et les grands bars et là-dessus sur le tout depuis le matin jusqu'à l'autre matin une Marseillaise chantée, hurlée par tous ; l'on peut dire que jamais nous n'avons eu et nous n'aurons une pareille scène. Cela a duré deux jours, je ne sais comment nous n'avons pu repartir.<br> Hier soir, même chose à Dison <ref group=not>Dison : commune de Belgique près de Verviers.</ref> près Verviers, même fête énorme, les tables chargées de bouteilles cachées depuis quatre ans. On ne peut tout raconter.<br> Ce matin enfin, nous avons passé la frontière. Ce soir, je loge chez le boche. Toute la maison à moi, cuisine, salon, bureau, chambre. Les gens relégués sur des matelas dans une lingerie. C'est la guerre. Je reçois deux Américains, officiers, ce soir, ce sera une belle fête, je voudrais bien que Hahn soit ici, remerciez-le pour les si bons cigares. Je voudrais lui écrire, j'ai à peine le temps de faire cette lettre pour vous.<br> Demain, grande et magnifique journée à Aix-la-Chapelle. Je suis fou de joie, de fatigue et d'énervement.<br>
::Cette lettre est la première que je puis faire depuis quelques jours, nous n'arrêtons pas, c'est du véritable délire, enfin aujourd'hui nous sommes chez les Boches, en Allemagne et à Eupen <ref group=not>Eupen (ville dont l'ancien nom français est Néau) est une commune germanophone de Belgique. En 1815, elle a été rattachée à la Prusse. Elle n'a été réintégrée dans la Belgique qu'en 1920. Des facilités linguistiques sont accordées à la minorité francophone.</ref> <br> Demain nous entrons à Aix-la-Chapelle, grand défilé devant toute la Bochie vaincue et terrorisée. Nous avons donc fait un grand défilé dans Liège, je vous ai envoyé les journaux mais ce n'est rien à côté de ce que l'on a vu ; nous étions les premiers Français, il y avait des milliers et des milliers de personnes massées partout, nous avons défilé dans une mer humaine hurlante, trépignante, ensuite Vive la France, Vivent les Poilus, Vivent les héros, Vivent nos défenseurs, nos libérateurs. Toutes les écoles rangées, toutes les sociétés, les bannières et les drapeaux, et nous avons vécu des heures inoubliables ; les femmes se précipitaient sur nous avec des fleurs ou se cramponnaient après moi pour me toucher, m'embrasser. Je ne savais plus où j'étais, surtout que toutes ces choses me rendent presque malade, des femmes sont venues embrasser mes mains, ma capote, mes souliers ; c'était inouï. Jamais on ne peut se faire une idée de cela. Ce soir nous avons été reçus dans la ville où nous ne pouvons plus circuler ; partout des gens nous offrent à boire, à manger ; tout pour rien, tram, théâtre, consommateurs dans des chics restaurants et les grands bars et là-dessus sur le tout depuis le matin jusqu'à l'autre matin une Marseillaise chantée, hurlée par tous ; l'on peut dire que jamais nous n'avons eu et nous n'aurons une pareille scène. Cela a duré deux jours, je ne sais comment nous n'avons pu repartir.<br> Hier soir, même chose à Dison <ref group=not>Dison : commune de Belgique près de Verviers.</ref> près Verviers, même fête énorme, les tables chargées de bouteilles cachées depuis quatre ans. On ne peut tout raconter.<br> Ce matin enfin, nous avons passé la frontière. Ce soir, je loge chez le boche. Toute la maison à moi, cuisine, salon, bureau, chambre. Les gens relégués sur des matelas dans une lingerie. C'est la guerre. Je reçois deux Américains, officiers, ce soir, ce sera une belle fête, je voudrais bien que Hahn soit ici, remerciez-le pour les si bons cigares. Je voudrais lui écrire, j'ai à peine le temps de faire cette lettre pour vous.<br> Demain, grande et magnifique journée à Aix-la-Chapelle. Je suis fou de joie, de fatigue et d'énervement.<br>
::Bons gros baisers.<br>
::Bons gros baisers.<br>
::G. Breton.<br>
::G. Breton.<br>
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'''Dimanche 15 décembre :'''<br>
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::Ma chère maman,<br>
::Ma chère maman,<br>
::Me voici installé chez le Herr Doktor à lunettes, il est gentil, républicain, socialiste, il n'a pas voulu la guerre fraîche et joyeuse, il n'a pas dit ''Gott mit uns'' ; pour le moment, il a un lieutenant français qui le dresse, et je te prie de croire que tout tremble devant moi. 1° j'arrive : vous devez me loger, il me faut quatre pièces. Là, ma chambre à coucher, là mon salon, là la cuisine, là la salle à manger. Bon. Bien. Merci. Défense de paraître devant moi sans se faire annoncer, défense de se trouver dans mes jambes, tout doit être clair, toutes les portes doivent être ouvertes. Compris ? Bon. Bien. Merci.<br> Le premier repas, l'ordonnance fait comprendre que je serais sensible à quelques bouteilles de vin du Rhin, je remercie du bout de mes cheveux. Gut. Bitte.<br> Aujourd'hui dimanche, le hautement bien né lieutenant aime la chasse, il serait sensible au cadeau d'un bon fusil, de cartouches et se verrait avec plaisir dans une bonne chasse. Le fusil est venu, les cartouches aussi ; la voiture m'a emmené tirer dans une chasse superbe quelques heures et faisans et lapins et chevreuils, ce soir tableau que je n'ai jamais fait en un an à [[Decize|<u>Decize</u>]], deux douzaines de lièvres roux, des faisans, un beau chevreuil et nous étions deux. Le lieutenant de l'armée française a cru devoir se montrer assez satisfait et ne [ill.] en rien des portraits des officiers de la garde qui le regardent manger dans la vaisselle de Bohème et vider le pinard dans des coupes de cristal.<br> Krieg ist Krieg [la guerre, c'est la guerre]. Voilà mes premiers jours d'occupation à Wickrath<small><sup>(12)</sup></small>, la saleté entre le Rhin et la Hollande, du côté de Düsseldorf.<br> Tu sais que le Boche est plat, mais plat ; ce ne sont que courbettes et veuleries ; on me jette les enfants dans les jambes pour que je ne casse rien. Du reste, je ne veux pas me conduire comme eux. Je leur ai bien fait comprendre qu'ils sont battus, archibattus, que nous sommes les maîtres, pas de pillage, pas de sottises, beaucoup de dignité, beaucoup de morgue, ça les dresse.<br> Voilà mes premières impressions, je vous embrasse bien fort, je vous raconterai le reste dans deux ou trois jours.<br>
::Me voici installé chez le Herr Doktor à lunettes, il est gentil, républicain, socialiste, il n'a pas voulu la guerre fraîche et joyeuse, il n'a pas dit ''Gott mit uns'' ; pour le moment, il a un lieutenant français qui le dresse, et je te prie de croire que tout tremble devant moi. 1° j'arrive : vous devez me loger, il me faut quatre pièces. Là, ma chambre à coucher, là mon salon, là la cuisine, là la salle à manger. Bon. Bien. Merci. Défense de paraître devant moi sans se faire annoncer, défense de se trouver dans mes jambes, tout doit être clair, toutes les portes doivent être ouvertes. Compris ? Bon. Bien. Merci.<br> Le premier repas, l'ordonnance fait comprendre que je serais sensible à quelques bouteilles de vin du Rhin, je remercie du bout de mes cheveux. Gut. Bitte.<br> Aujourd'hui dimanche, le hautement bien né lieutenant aime la chasse, il serait sensible au cadeau d'un bon fusil, de cartouches et se verrait avec plaisir dans une bonne chasse. Le fusil est venu, les cartouches aussi ; la voiture m'a emmené tirer dans une chasse superbe quelques heures et faisans et lapins et chevreuils, ce soir tableau que je n'ai jamais fait en un an à [[Decize|<u>Decize</u>]], deux douzaines de lièvres roux, des faisans, un beau chevreuil et nous étions deux. Le lieutenant de l'armée française a cru devoir se montrer assez satisfait et ne [ill.] en rien des portraits des officiers de la garde qui le regardent manger dans la vaisselle de Bohème et vider le pinard dans des coupes de cristal.<br> Krieg ist Krieg [la guerre, c'est la guerre]. Voilà mes premiers jours d'occupation à Wickrath <ref group=not>Wickrath est une petite ville de Rhénanie, actuellement englobée dans l'agglomération de Mönchengladbach.</ref>, la saleté entre le Rhin et la Hollande, du côté de Düsseldorf.<br> Tu sais que le Boche est plat, mais plat ; ce ne sont que courbettes et veuleries ; on me jette les enfants dans les jambes pour que je ne casse rien. Du reste, je ne veux pas me conduire comme eux. Je leur ai bien fait comprendre qu'ils sont battus, archibattus, que nous sommes les maîtres, pas de pillage, pas de sottises, beaucoup de dignité, beaucoup de morgue, ça les dresse.<br> Voilà mes premières impressions, je vous embrasse bien fort, je vous raconterai le reste dans deux ou trois jours.<br>
::Gabriel.<br>   
::Gabriel.<br>   


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'''25 décembre 1918 :'''<br>
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::Ma chère maman,<br>
::Ma chère maman,<br>
::Aujourd'hui, Noël assez triste, Noël en pays boche, et puis je n'y étais pas, il y a des jours comme cela, et puis aussi on ne peut pas faire une fête dans ce pays, c'est trop boche, on se sent mal à l'aise, alors on se renferme dans un mutisme et une dignité froide qui fait impression sur le boche qui nous trouve très durs ; donc hier fête de Noël, ça [a] été assez curieux suivant les endroits : à ma popote, le père de famille a poussé les deux petites en avant pour la surprise ; on avait fait dans la salle à manger un très grand arbre de Noël plein de toutes ces saletés que les boches adorent, une grande table pleine d'assiettes où les gâteaux, bonbons pommes, amandes, noisettes s'entassaient ; il y avait le nom de chacun de nous sur une des assiettes, puis le père boche nous a fait un très grand discours assez habile et assez digne, disant que, quoique vaincus, ils tenaient à célébrer cette fête, bien triste pour eux, que nous nous étions montrés bons pour eux, et qu'ils nous demandaient de participer à l'arbre de Noël avec les ordonnances, qu'il souhaitait pour tout le monde un meilleur Noël l'an prochain. Il avait ruminé son discours point par point, cela nous a fait une drôle d'impression et je ne pense pas que pareille chose eût pu se passer en France vaincue<small><sup>(13)</sup></small> ; j'ai dû remercier poliment ; j'ai dit que ces jours de réjouissance n'étaient pas non plus très gais pour moi, que je pensais sans cesse aux camarades dont les os pourrissaient sur tous les champs de bataille et aux petits enfants du Nord de la France et de la Belgique qui si longtemps avaient été privés de ces joies, que néanmoins je [le] remerciais de sa bonne intention et que je permettrais aux ordonnances d'accepter et que pour marquer ma bonne volonté je prendrais une cigarette et un gâteau ; ça a marché à peu près ensuite. Nous n'avons pu réunir tous les officiers du Bataillon par manque de ravitaillement mais on a pu quand même faire un bon déjeuner ce matin, je tue beaucoup de gibier et j'en suis malade. Les gens ne s'en montrent pas vexés parce que les chasses étaient toutes à des barons ou nobles et toute la racaille rigole en voyant passer lièvres, faisans, perdrix et chevreuils sur le dos des haquenées tandis que les officiers revenaient en fumant les cigares et suivis des ordonnances portant les fusils, ça vaut vingt. Il y a une popote qui demeure chez un marchand enrichi qui a une chasse superbe ; on massacre tout, nous avons eu la délicatesse de lui offrir un lièvre, on a cru qu'il deviendrait fou de rage. Puis il est otage, alors on a eu la bonne pensée de lui indiquer la place et l'endroit exact où il serait fusillé le cas échéant, il n'en dort plus. Ce sont les petites vengeances. Et puis nous faisons tout en grande cérémonie, celui des gardes ... et surtout le salut au drapeau, ça c'est un poème, nous avons un immense pavillon ... qui flotte sur le château du commandant ; tous les matins, on hisse le pavillon sur la tour où flottait l'aigle boche, on présente les armes, le clairon sonne et les boches pensent que pour des antimilitaristes nous sommes rudement patriotes ; ils n'ont pas encore compris cela.<br> J'ai bien reçu 1° tous les journaux, 2° les 300 francs, 3° les lettres où Guite me dit que le bois est vendu, mais rien au sujet de Sulpice.<br> Je compte aller en permission dans les tout premiers jours de janvier, premier au 10, ce qui me mettrait à [[Decize|<u>Decize</u>]] vers le 15 ou 20 au plus tard. Il faut 4 à 5 jours pour aller à [[Decize|<u>Decize</u>]], d'où je suis.<br> Je pense que vous avez bien fêté Noël. Bons gros baisers pour ce jour et bonjour à tous.<br>
::Aujourd'hui, Noël assez triste, Noël en pays boche, et puis je n'y étais pas, il y a des jours comme cela, et puis aussi on ne peut pas faire une fête dans ce pays, c'est trop boche, on se sent mal à l'aise, alors on se renferme dans un mutisme et une dignité froide qui fait impression sur le boche qui nous trouve très durs ; donc hier fête de Noël, ça [a] été assez curieux suivant les endroits : à ma popote, le père de famille a poussé les deux petites en avant pour la surprise ; on avait fait dans la salle à manger un très grand arbre de Noël plein de toutes ces saletés que les boches adorent, une grande table pleine d'assiettes où les gâteaux, bonbons pommes, amandes, noisettes s'entassaient ; il y avait le nom de chacun de nous sur une des assiettes, puis le père boche nous a fait un très grand discours assez habile et assez digne, disant que, quoique vaincus, ils tenaient à célébrer cette fête, bien triste pour eux, que nous nous étions montrés bons pour eux, et qu'ils nous demandaient de participer à l'arbre de Noël avec les ordonnances, qu'il souhaitait pour tout le monde un meilleur Noël l'an prochain. Il avait ruminé son discours point par point, cela nous a fait une drôle d'impression et je ne pense pas que pareille chose eût pu se passer en France vaincue <ref group=not>Gabriel Breton a certainement vu de pires attitudes chez certains Français vaincus en 1940…</ref> ; j'ai dû remercier poliment ; j'ai dit que ces jours de réjouissance n'étaient pas non plus très gais pour moi, que je pensais sans cesse aux camarades dont les os pourrissaient sur tous les champs de bataille et aux petits enfants du Nord de la France et de la Belgique qui si longtemps avaient été privés de ces joies, que néanmoins je [le] remerciais de sa bonne intention et que je permettrais aux ordonnances d'accepter et que pour marquer ma bonne volonté je prendrais une cigarette et un gâteau ; ça a marché à peu près ensuite. Nous n'avons pu réunir tous les officiers du Bataillon par manque de ravitaillement mais on a pu quand même faire un bon déjeuner ce matin, je tue beaucoup de gibier et j'en suis malade. Les gens ne s'en montrent pas vexés parce que les chasses étaient toutes à des barons ou nobles et toute la racaille rigole en voyant passer lièvres, faisans, perdrix et chevreuils sur le dos des haquenées tandis que les officiers revenaient en fumant les cigares et suivis des ordonnances portant les fusils, ça vaut vingt. Il y a une popote qui demeure chez un marchand enrichi qui a une chasse superbe ; on massacre tout, nous avons eu la délicatesse de lui offrir un lièvre, on a cru qu'il deviendrait fou de rage. Puis il est otage, alors on a eu la bonne pensée de lui indiquer la place et l'endroit exact où il serait fusillé le cas échéant, il n'en dort plus. Ce sont les petites vengeances. Et puis nous faisons tout en grande cérémonie, celui des gardes ... et surtout le salut au drapeau, ça c'est un poème, nous avons un immense pavillon ... qui flotte sur le château du commandant ; tous les matins, on hisse le pavillon sur la tour où flottait l'aigle boche, on présente les armes, le clairon sonne et les boches pensent que pour des antimilitaristes nous sommes rudement patriotes ; ils n'ont pas encore compris cela.<br> J'ai bien reçu 1° tous les journaux, 2° les 300 francs, 3° les lettres où Guite me dit que le bois est vendu, mais rien au sujet de Sulpice.<br> Je compte aller en permission dans les tout premiers jours de janvier, premier au 10, ce qui me mettrait à [[Decize|<u>Decize</u>]] vers le 15 ou 20 au plus tard. Il faut 4 à 5 jours pour aller à [[Decize|<u>Decize</u>]], d'où je suis.<br> Je pense que vous avez bien fêté Noël. Bons gros baisers pour ce jour et bonjour à tous.<br>
::Gabriel.<br>
::Gabriel.<br>
::Bien reçu les colis.<br>
::Bien reçu les colis.<br>

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Guerre 1914-1918 57.jpg
Guerre 1914-1918 264.jpg

6 décembre 1918 :

Ma chère maman,
Cette lettre est la première que je puis faire depuis quelques jours, nous n'arrêtons pas, c'est du véritable délire, enfin aujourd'hui nous sommes chez les Boches, en Allemagne et à Eupen [not 1]
Demain nous entrons à Aix-la-Chapelle, grand défilé devant toute la Bochie vaincue et terrorisée. Nous avons donc fait un grand défilé dans Liège, je vous ai envoyé les journaux mais ce n'est rien à côté de ce que l'on a vu ; nous étions les premiers Français, il y avait des milliers et des milliers de personnes massées partout, nous avons défilé dans une mer humaine hurlante, trépignante, ensuite Vive la France, Vivent les Poilus, Vivent les héros, Vivent nos défenseurs, nos libérateurs. Toutes les écoles rangées, toutes les sociétés, les bannières et les drapeaux, et nous avons vécu des heures inoubliables ; les femmes se précipitaient sur nous avec des fleurs ou se cramponnaient après moi pour me toucher, m'embrasser. Je ne savais plus où j'étais, surtout que toutes ces choses me rendent presque malade, des femmes sont venues embrasser mes mains, ma capote, mes souliers ; c'était inouï. Jamais on ne peut se faire une idée de cela. Ce soir nous avons été reçus dans la ville où nous ne pouvons plus circuler ; partout des gens nous offrent à boire, à manger ; tout pour rien, tram, théâtre, consommateurs dans des chics restaurants et les grands bars et là-dessus sur le tout depuis le matin jusqu'à l'autre matin une Marseillaise chantée, hurlée par tous ; l'on peut dire que jamais nous n'avons eu et nous n'aurons une pareille scène. Cela a duré deux jours, je ne sais comment nous n'avons pu repartir.
Hier soir, même chose à Dison [not 2] près Verviers, même fête énorme, les tables chargées de bouteilles cachées depuis quatre ans. On ne peut tout raconter.
Ce matin enfin, nous avons passé la frontière. Ce soir, je loge chez le boche. Toute la maison à moi, cuisine, salon, bureau, chambre. Les gens relégués sur des matelas dans une lingerie. C'est la guerre. Je reçois deux Américains, officiers, ce soir, ce sera une belle fête, je voudrais bien que Hahn soit ici, remerciez-le pour les si bons cigares. Je voudrais lui écrire, j'ai à peine le temps de faire cette lettre pour vous.
Demain, grande et magnifique journée à Aix-la-Chapelle. Je suis fou de joie, de fatigue et d'énervement.
Bons gros baisers.
G. Breton.

Dimanche 7 décembre 1918 :

Ma chère maman,
Première lettre d'Allemagne. Nous voici casqués, bottés, revolver au côté et badine à la main, dans la grande cité d'Aix-la-Chapelle, humiliant cette race, tenant le pavé haut cette fois, c'est une autre sorte de vengeance. La population est atterrée et crève de faim, cette fois nous les tenons ; il y a plein de civils, tous les mobilisés sont partis de l'armée et rentrés chez eux. Nos soldats se tiennent à peu près ; mais les boches font assez bien de rentrer dans leurs maisons quand la nuit arrive, car les Belges, Anglais, Américains et poilus s'entendent très bien pour chasser cette sale espèce.
Demain, nous repartons, après-demain nous serons encore dans une grande ville et après nous nous établirons sur le Rhin et nous pourrons, je pense, les dresser davantage. Nous aurons pas mal de jours de permissions, probablement vingt jours, je pense les avoir dans les premiers jours de janvier. Ici la vie est hors de prix, tout coûte assez cher, et puis nous avons un peu bricolé des marks avec des francs en Belgique et nous avons pas eu un peu d'argent car le mark de 1,25 F ne vaut que 0,70 F. Maintenant, si vous commencez à avoir un peu d'or, gardez-moi deux ou trois cents francs que je changerai après ma permission à Liège ou Bruxelles, ainsi je gagnerai plus du double, autrement nous perdons tout.
M'avez-vous envoyé l'argent que j'ai demandé il y a huit jours ? Je vais bien, je suis par exemple un peu étourdi par cette succession de mouvements géographiques.
Je vous embrasse bien fort.
Gabriel.
D'Aix, dimanche.

10 décembre 1918 :

Ma chère maman,
Nous sommes toujours à Aix-la-Chapelle dont nous allons sans doute repartir sous peu pour passer le Rhin allemand.
Il y a eu un peu de casse dans les rues, ça n'a pas marché tout seul, tout a cassé et les Belges ont rendu un peu aux Boches la monnaie de leur pièce. Il y a même eu quelques coups de fusil et des blessés, mais aujourd'hui tout est beaucoup plus calme et je pense que ça va sûrement se tasser.
La vie ici est affreuse pour les boches, la vie est intenable pour eux ; dans la maison où je suis ils n'ont rien de rien à manger, tout est à des prix fabuleux, un hareng se vend trois, quatre ou cinq marks. J'ai changé hier de l'argent français pour du boche ; sur 500 F on m'a donné 700 marks, ce qui fait 875 F d'avant la guerre ; si j'avais eu la même somme en or, j'aurais pu faire encore une affaire bien plus épatante, j'aurais pu avoir 2000 marks pour la même somme.
J'aurai ma permission dans les premiers jours de janvier, entre le 5 et le 15. J'ai vu la liste des permissionnaires aujourd'hui. Le colis de Noël et quelques petits colis de temps en temps vont m'être utiles ; envoyez-moi aussi un flacon d'eau de Cologne, ici tout ce genre de parfum a servi pour les explosifs.
Nous n'avons pas beaucoup de détails sur ce qui se passe en France ; j'ai vu tous les journaux, ça m'a bien fait plaisir car autrement on s'embête trop; Ici les gens sont terrorisés, personne ne bouge, tout le monde salue et se range quand on passe. Toute la journée, la ville est pleine de troupes et de gros canons, et le boche pleure de rage.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux. Avant un mois, je chasserai le canard.
Bons baisers.
Gabriel.

Dimanche 15 décembre :

Ma chère maman,
Me voici installé chez le Herr Doktor à lunettes, il est gentil, républicain, socialiste, il n'a pas voulu la guerre fraîche et joyeuse, il n'a pas dit Gott mit uns ; pour le moment, il a un lieutenant français qui le dresse, et je te prie de croire que tout tremble devant moi. 1° j'arrive : vous devez me loger, il me faut quatre pièces. Là, ma chambre à coucher, là mon salon, là la cuisine, là la salle à manger. Bon. Bien. Merci. Défense de paraître devant moi sans se faire annoncer, défense de se trouver dans mes jambes, tout doit être clair, toutes les portes doivent être ouvertes. Compris ? Bon. Bien. Merci.
Le premier repas, l'ordonnance fait comprendre que je serais sensible à quelques bouteilles de vin du Rhin, je remercie du bout de mes cheveux. Gut. Bitte.
Aujourd'hui dimanche, le hautement bien né lieutenant aime la chasse, il serait sensible au cadeau d'un bon fusil, de cartouches et se verrait avec plaisir dans une bonne chasse. Le fusil est venu, les cartouches aussi ; la voiture m'a emmené tirer dans une chasse superbe quelques heures et faisans et lapins et chevreuils, ce soir tableau que je n'ai jamais fait en un an à Decize, deux douzaines de lièvres roux, des faisans, un beau chevreuil et nous étions deux. Le lieutenant de l'armée française a cru devoir se montrer assez satisfait et ne [ill.] en rien des portraits des officiers de la garde qui le regardent manger dans la vaisselle de Bohème et vider le pinard dans des coupes de cristal.
Krieg ist Krieg [la guerre, c'est la guerre]. Voilà mes premiers jours d'occupation à Wickrath [not 3], la saleté entre le Rhin et la Hollande, du côté de Düsseldorf.
Tu sais que le Boche est plat, mais plat ; ce ne sont que courbettes et veuleries ; on me jette les enfants dans les jambes pour que je ne casse rien. Du reste, je ne veux pas me conduire comme eux. Je leur ai bien fait comprendre qu'ils sont battus, archibattus, que nous sommes les maîtres, pas de pillage, pas de sottises, beaucoup de dignité, beaucoup de morgue, ça les dresse.
Voilà mes premières impressions, je vous embrasse bien fort, je vous raconterai le reste dans deux ou trois jours.
Gabriel.

19 décembre 1918 :

Ma chère maman,
Comme les gens et les peuples heureux, les troupes d'occupation n'ont pas d'histoire ; nous voici en plein pays rhénan, pays riche de gens riches ; beaucoup de ceux qui ont [tiré] ou firent tirer sur nous sont là et nous regardent dans notre jour de triomphe. Je suis installé dans une autre maison, deux pièces, une chambre à coucher, un grand bureau ; là-bas au milieu de ma popote, j'étais trop dérangé. Je chasse tous les jours, j'ai un superbe fusil et plein de cartouches, il y a plein et plein de gibier, je fais des chasses miraculeuses en peu de temps, ce matin trois heures, trois perdrix en deux heures, la popote se fait aux lièvres et aux perdrix et aux innombrables choux qui poussent dans ce pays.
Les boches sont plats, plats, archiplats et archifaux, mais nous les tenons tellement loin et avec tant de morgue insolente qu'ils ne pipent pas. Ils me dégoûtent tout simplement, de plus ils crèvent de faim mais là absolument c'est sûrement le plus terrible pour eux et c'est cela qui a fait faire la guerre, il ne faut pas s'y tromper. Tout est hors de prix mais avec le change nous faisons une bonne affaire, 740 marks pour 500 francs, ce qui fait que l'on peut ne pas trop regarder ce que l'on dépense. Je suis heureux tout à fait heureux, et suis bien payé de toutes mes misères et mes fatigues, tout ceci ne compte plus.
J'ai bien reçu vos lettres et les journaux ; nous ne savons rien de rien sur ce qui se passe en France, c'est le plus ennuyeux. Je compte avoir ma permission autour du 10 ou 20 du mois prochain. Je pense que Hahn sera toujours là et que nous pourrons aller tuer des canards; Il y a longtemps que je n'ai pas eu des nouvelles des Petitjean, je ne sais pas ce qu'ils deviennent et je m'en f..;
Tout mon meilleur souvenir aux Loiseau. Mes bonnes amitiés à Hahn.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux.
Gabriel.

Carte postale (sans date) : en Alsace reconquise, enfants d'Alsace et de Lorraine.

Il y a plein de [soldats] français dans le village où je suis, c'est très pauvre, mais les généraux font tout ce qu'ils ont pu pour nous. Avant-hier, j'ai été à la chasse dans un champ d'un comte de Grammont malgré les Boches qui ont bien chassé, j'ai tué trois lièvres et cinq faisans avec des cartouches qui restaient.

23 décembre 1918 :

Ma chère maman,
Je reçois ta lettre où tu me racontes la chasse et le désespoir de ce pauvre Hahn ; je pense qu'il préférerait être soldat dans ma compagnie que lieut[enant] de ravitaillement à Decize. Ici, l'occupation va son petit train-train ; les boches sont d'une platitude énorme, mais en même temps très sournois et nous détestent dans le fond. J'occupe la maison d'un riche industriel et je n'ai aucun rapport avec eux que des réclamations et c'est fait tout de suite ; ils me craignent et me redoutent comme la peste.
Je ne saurais être méchant ni cruel avec eux mais les vexe de mille manières, surtout la chasse. Cette chasse, cela les rend malades. Hier je suis sorti une heure ou deux ; deux lièvres, un lapin, trois perdrix, deux ramiers, je suis dégoûté de gibiers ; les Boches me regardent passer dans la plaine et s'écartent à droite et à gauche, car je crie quand ils dérangent ma chasse !! Avant-hier, je rate un lièvre, assez loin un paysan ricanait, deux minutes après s'envole une compagnie de perdrix, pan et pan, trois par terre ; cette fois, il m'a salué, voilà tout le boche.
Hier nous cherchions à acheter quelques poules, canards ou oies pour Noël, pas moyen, elles étaient toutes malades ou mortes ; ce matin, j'ai été dans la plus grosse ferme et j'ai trouvé toute la volaille cachée ; j'ai fait simplement ouvrir les portes et elles ont vite été dans la cour, puis j'ai fait revenir le paysan et j'ai demandé par le sergent interprète à acheter : Nein ! Nein ! C'est pour la reproduction ! J'ai écouté cinq minutes avec le plus grand calme en disant oui ; à la sixième minutes, j'ai sorti mon revolver sans dire un mot, je me suis dirigé vers la mère des oies, grosse et grasse, à dix mètres je lui ai flanqué une balle, puis je me suis retourné vers le père jars, à dix mètres nouvelle balle, le jars criait par terre ; alors ce fut fini ; j'ai pu acheter, tout le monde avait compris, voilà la manière. Toutes les bonnes paroles et les explications sont faiblesse, il faut l'action immédiate et absolue et tout va bien. Un seul argument, la force. Nous sommes dans une petite cité industrielle, il y a un fort parti socialiste, mais il se cache ; tous les autres sont boches et prussiens et on a beau leur dire la vérité, ils ne nous croient jamais, impossible de leur faire entendre autre chose. Un seul argument, la force. Tout ce qu'ils ont fait était bien et ce sont les méchants Anglais, Belges et Français qui en ont toujours voulu à l'Allemagne. Quant à l'Amérique, elle est venue pour dépecer l'aigle expirant, mutilé ; rien, rien à faire avec cette race militarisée au fond de son être. Ils bluffent et paradent, ils ne veulent pas convenir qu'ils crèvent de faim. Tous les anciens soldats et officiers se promènent le ventre creux, mais bien habillés ; ils nous regardent et ne comprennent pas comment nous avons pu les battre. Chacun jette la faute sur son voisin, ça c'est le plus curieux. Le vieil Hindenburg reste l'idole. Il est juste de dire que dans cette débâcle, lui seul grande figure de soldat, ils conviennent qu'ils n'ont toujours eu qu'un seul soldat devant eux, le poilu français.
La Marne 14, Champagne 15 et Verdun 16 reste[nt] pour eux un sujet d'étonnement, de perplexité et d'épouvante. Cela, ils ne le comprennent pas.
L'officier de ma maison a un gros respect pour moi parce que j'ai été blessé à Tahure, à la tranchée de la Vistule ; il était presque en face de moi. Voilà mes premières impressions, c'est mêlé et confus, je suis en train de mener une vie tellement intense, tellement occupée que tout est confus.
Voici Noël, nous buvons le champagne dans la vieille demeure de Von Leher, lieutenant, sur laquelle notre drapeau tricolore remplace l'aigle boche.
Das ist Krieg. Bons baisers.
Gabriel.

25 décembre 1918 :

Ma chère maman,
Aujourd'hui, Noël assez triste, Noël en pays boche, et puis je n'y étais pas, il y a des jours comme cela, et puis aussi on ne peut pas faire une fête dans ce pays, c'est trop boche, on se sent mal à l'aise, alors on se renferme dans un mutisme et une dignité froide qui fait impression sur le boche qui nous trouve très durs ; donc hier fête de Noël, ça [a] été assez curieux suivant les endroits : à ma popote, le père de famille a poussé les deux petites en avant pour la surprise ; on avait fait dans la salle à manger un très grand arbre de Noël plein de toutes ces saletés que les boches adorent, une grande table pleine d'assiettes où les gâteaux, bonbons pommes, amandes, noisettes s'entassaient ; il y avait le nom de chacun de nous sur une des assiettes, puis le père boche nous a fait un très grand discours assez habile et assez digne, disant que, quoique vaincus, ils tenaient à célébrer cette fête, bien triste pour eux, que nous nous étions montrés bons pour eux, et qu'ils nous demandaient de participer à l'arbre de Noël avec les ordonnances, qu'il souhaitait pour tout le monde un meilleur Noël l'an prochain. Il avait ruminé son discours point par point, cela nous a fait une drôle d'impression et je ne pense pas que pareille chose eût pu se passer en France vaincue [not 4] ; j'ai dû remercier poliment ; j'ai dit que ces jours de réjouissance n'étaient pas non plus très gais pour moi, que je pensais sans cesse aux camarades dont les os pourrissaient sur tous les champs de bataille et aux petits enfants du Nord de la France et de la Belgique qui si longtemps avaient été privés de ces joies, que néanmoins je [le] remerciais de sa bonne intention et que je permettrais aux ordonnances d'accepter et que pour marquer ma bonne volonté je prendrais une cigarette et un gâteau ; ça a marché à peu près ensuite. Nous n'avons pu réunir tous les officiers du Bataillon par manque de ravitaillement mais on a pu quand même faire un bon déjeuner ce matin, je tue beaucoup de gibier et j'en suis malade. Les gens ne s'en montrent pas vexés parce que les chasses étaient toutes à des barons ou nobles et toute la racaille rigole en voyant passer lièvres, faisans, perdrix et chevreuils sur le dos des haquenées tandis que les officiers revenaient en fumant les cigares et suivis des ordonnances portant les fusils, ça vaut vingt. Il y a une popote qui demeure chez un marchand enrichi qui a une chasse superbe ; on massacre tout, nous avons eu la délicatesse de lui offrir un lièvre, on a cru qu'il deviendrait fou de rage. Puis il est otage, alors on a eu la bonne pensée de lui indiquer la place et l'endroit exact où il serait fusillé le cas échéant, il n'en dort plus. Ce sont les petites vengeances. Et puis nous faisons tout en grande cérémonie, celui des gardes ... et surtout le salut au drapeau, ça c'est un poème, nous avons un immense pavillon ... qui flotte sur le château du commandant ; tous les matins, on hisse le pavillon sur la tour où flottait l'aigle boche, on présente les armes, le clairon sonne et les boches pensent que pour des antimilitaristes nous sommes rudement patriotes ; ils n'ont pas encore compris cela.
J'ai bien reçu 1° tous les journaux, 2° les 300 francs, 3° les lettres où Guite me dit que le bois est vendu, mais rien au sujet de Sulpice.
Je compte aller en permission dans les tout premiers jours de janvier, premier au 10, ce qui me mettrait à Decize vers le 15 ou 20 au plus tard. Il faut 4 à 5 jours pour aller à Decize, d'où je suis.
Je pense que vous avez bien fêté Noël. Bons gros baisers pour ce jour et bonjour à tous.
Gabriel.
Bien reçu les colis.

28 décembre 1918 :

Ma chère maman,
J'ai donc reçu hier les très gros colis ; s'ils ne sont pas arrivés pour Noël, les voici au moins là pour le premier jour de la prochaine année que nous allons aussi fêter en pays conquis. Il fait donc ici un temps affreux, pluie et tempête, ça c'est le moins curieux de tout ; on ne peut songer à sortir d'un temps pareil, aussi les lièvres et les petits chevreuils se reposent-ils en ce moment, nous en avons bien tué et je pense que j'ai fait des chasses que je ne referai de ma vie, ici tout était très gardé et les punitions très fortes contre les braconniers, aussi le gibier s'est-il fait bien élever ; j'ai vu quelques fois vingt et trente lièvres faisant la course dans le même champ ; j'en ai tué quatre avant-hier sans bouger de place, j'avais à peine le temps de remettre des cartouches ; j'ai aussi un très beau fusil que je remporterai [ill.], il tue à des distances inimaginables.
Maintenant je pense avoir ma permission le 10 janvier et je serai bien heureux de vous revoir cette fois sans appréhender les départs. Avez-vous bien fêté Noël ? Je pense que Hahn a dû se mettre de [la] dinde plein le ventre ; je n'ai débouché que la boîte de foie gras, elle était un peu gâtée sur le dessus mais ce n'est rien, j'ai aussi mangé un morceau du confit de foie, c'était très très bien.
Je passe mon temps à la chasse, au coin du feu ou à faire un bridge, et quelques heures de temps en temps à ma compagnie qui s'administre assez bien toute seule. Je pense que je n'ai jamais eu un temps aussi heureux et ça me paye de bien des mauvaises heures. Les gens sont très calmes, je n'ai pas besoin de prendre un revolver pour [ill.], ça marche très bien tout seul, pas besoin de leur faire peur, ils ont une frousse terrible.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
A bientôt.
Gabriel.
Ce soir 28, à l'heure du dîner, je reçois un coup de téléphone.
« Le général commandant le 7e Corps d'Armée cite à l'ordre du C.A.
Le lieutenant Breton G., du 128e R.I.
Durant les attaques des 9 et 10 novembre, s'est distingué en faisant franchir un fleuve à toute sa compagnie sous un feu violent de mitrailleuses. A assuré la liaison avec la division de gauche et obtenu une progression de près de six kilomètres sur l'autre rive.
 »
C'est l'étoile d'or pour moi ; c'est peut-être aussi une petite fille de celle qui a guidé les rois mages. Je vous l'envoie pour cette fête. Le roi boit ! Le roi boit ! Mes petits neveux verront au moins qu'il n'y aura pas eu dans la famille que des fabricants de saccharine.
Je vous embrasse ce soir toutes deux bien bien fort.
Gabriel.

Source

Notes et références

Notes

  1. Eupen (ville dont l'ancien nom français est Néau) est une commune germanophone de Belgique. En 1815, elle a été rattachée à la Prusse. Elle n'a été réintégrée dans la Belgique qu'en 1920. Des facilités linguistiques sont accordées à la minorité francophone.
  2. Dison : commune de Belgique près de Verviers.
  3. Wickrath est une petite ville de Rhénanie, actuellement englobée dans l'agglomération de Mönchengladbach.
  4. Gabriel Breton a certainement vu de pires attitudes chez certains Français vaincus en 1940…

References