Carnet de route de Jean Petitjean

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Guerre 1914-1918 57.jpg
Collection Xavier Masson
  • Samedi 1er août 1914 :
  • Depuis plusieurs jours, Paris est agité.
    On ne parle que de la guerre. L’aurons-nous, l’aurons-nous pas ?
    C’est la question que chacun pose à son voisin. Les avis sont partagés. Pourtant depuis trois jours, ceux qui croient à la guerre sont plus nombreux. Les journaux sont enlevés, sitôt parus. Chacun est anxieux. On attend quelque chose, les affaires sont arrêtées. On ne trouve pas à changer les billets de banque. L’or est devenu rare. Les banques, les maisons de crédit sont assiégées par une foule avide d’avoir son argent. Il y en a qui attendent des journées pour pouvoir avoir de la monnaie. On sent dans l’air qu’un grand événement se prépare. Tout le monde parle de la guerre. Mais personne ne la redoute, chacun a confiance.
    N’avons-nous pas les Russes avec nous, les Anglais marcheraient certainement aussi ! L’Allemagne sera écrasée. C’est l’impression ! On en fera une bouchée, nous serons de retour d’ici quelques mois.
    En prévision de la mobilisation, je ne vais pas à Argenteuil ce matin, car il faut me procurer une paire de chaussures solides et des effets, chemises etc…
    Je vais au Prince Eugène, mais là les chaussures sont enlevées. Tout le monde se munit depuis plusieurs jours et les magasins sont dévalisés. Chez Raoul, je trouve enfin une solide paire de chaussures de chasse qui feront très bien l’affaire. J’achète également deux chemises, une ceinture de flanelle, trois paires de chaussettes, un solide couteau et je rentre au 16 de la Rue Ernest-Cresson.
    Dans le métro, tout le monde parle de la mobilisation. On croit que ce sera pour ce soir car il y a déjà des convocations individuelles d’envoyées. Tous les hommes à profession, boulangers, bouchers, maréchaux sont déjà convoqués.
    Je déjeune rapidement. Ma mère est consternée comme si j’étais déjà mort, mon père ne croit pas encore à la guerre et pourtant elle semble inévitable.
    Je pars prendre mon train à la gare Saint-Lazare pour aller voir ce qui se passe à l’usine.
    Partout ce n’est que des gens avides de nouvelles.
    Les classes âgées sont déjà parties pour garder les voies. J’arrive à la gare, les voies gardées par l’active, les soldats en permission rentrent, ordre arrivé par dépêche. Je crois que ça chauffe !
    A l’usine, personne n’est encore arrivé. Monsieur Dupont, directeur, est déjà parti. Je vois Monsieur Labeaune. Legagneur, Schving, Quidan, Mulot ne sont pas venus. Je fais mes adieux car je crois de plus en plus à la mobilisation d’ici quelques heures.
    Je repars pour Paris. Partout déjà la R.A.T. (Réserve Territoriale) qui n’est pas encore complètement habillée.
    Tout le monde rit.
    La confiance règne partout. A Paris affluence énorme près de la gare Saint-Lazare. Je vais voir les boulevards, c’est la foule d’un jour de fête. Vers 4 heures ½ , une dépêche jaune est affichée dans le bureau de poste du boulevard. C’est l’ordre de mobilisation générale pour ce soir minuit. Je descends un peu vers le matin, mais aussitôt une manifestation énorme se forme, les drapeaux s’agitent, on crie : Vive la France ! Conspuez l’Allemagne, Conspuez Guillaume ! Le cortège chante la "Marseillaise", le "Régiment de Sambre et Meuse". Puis c’est "l’Alsace et la Lorraine" ! "C’est l’Alsace qu’il nous faut !" Tout le monde crie. Les fenêtres se pavoisent. Le cortège descend vers la place de la Concorde à la statue de Strasbourg. Sur tout le passage de notre manifestation, c’est du délire !
    Une voiture d’Anglais est arrêtée par les manifestants. On leur porte en triomphe des cris. Vive l’Angleterre. Le "God save the king" est chanté par la foule, c’est une émotion indescriptible pour ceux qui assistent à cette ivresse populaire. Nous gagnerons, personne ne pense autrement. Ce sera vite fini !
    Je guette la manifestation à la place de la Concorde, déjà il n’y a plus d’autobus dans les rues. Quand vers la Chambre des Députés, je vois mon cousin Prosper Defoulenay, nous allons boire un café, puis nous repartons chez lui, il viendra dîner ce dernier soir, car il part ce soir voir sa famille. Partout des manifestations enthousiastes. Le dîner de famille se passe gaiement quoique ma mère laisse voir sa peine, les hommes sont plus durs et moins sensibles. Après dîner, nous retournerons conduire mon cousin chez lui pour aller à la gare du P.L.M. Je le quitte et vais revoir mes copains du Panthéon. On chante la "Marseillaise", l’hymne russe, anglais, chacun est joyeux de partir car il faut que l’on prenne notre revanche.
    Grande manifestation le soir sur le Boulevard du Midi. Des copains partent déjà, qui sont sous-lieutenants. On s’embrasse après une journée de fatigue, je vais me coucher. Quelle différence avec la veille ! Nous chantions aussi à la Taverne du Panthéon. Mais lorsque nous apprîmes l’assassinat de Jaurès nous courûmes vers la rue du Croissant pour savoir et protester contre cet acte stupide. Nous avons craint l’émeute mais, grâce aux élus socialistes et au calme certain, il n’y eut rien. Ce matin la belle affiche de Viviani dissipe toute crainte à ce sujet. Les événements se succèdent tellement vite du reste depuis trois jours que tout est vite oublié.
    Je dors mal, la guerre me semble être une chose épouvantable. On va mourir de faim, je me vois déjà en train de manger un morceau de cheval.
    Toutes sortes d’idées s’agitent dans mon cerveau. La guerre ! La guerre ! Je ne sais pas au juste ce que ça peut être mais une crainte vague de mort, de souffrance empêche de venir le sommeil. »

Note : Jean Petitjean, grand sportif, membre puis président du Paris Université Club, a été l'un des fondateurs du mouvement sportif universitaire international après la guerre. Un Prix sportif et un stade à Paris (Porte Dorée) portent son nom.
Son cousin Gabriel Breton, dans le roman Tonin, a ironisé sur « ce sportif convaincu, nageur émérite [qui] avait pris part, les années avant-guerre, à toutes les compétitions, concours et championnats au cours desquels il avait collectionné les médailles » et qui avait été réformé « pour faiblesse de constitution »...
En réalité, l'ingénieur chimiste Jean Petitjean était peut-être plus utile dans les usines d'armement qu'en faisant des va-et-vient sur sa bicyclette entre le colonel et les batteries du 1er R.A.

  • Lundi 1er février 1915 :
  • Voici six mois de guerre passés, depuis près de cinq mois nous n’avons pas bougé.
    C’est la guerre de tranchées. On doit attendre un moment plus favorable, sans doute le printemps pour livrer l’assaut aux positions ennemies.
    Je ne crois pas à un changement de situation avant avril. La guerre se poursuivra ensuite plusieurs mois et vers la fin de novembre nous pouvons espérer la paix.
    Les 6 mois de campagne ne m’ont pas trop fatigué ; chose extraordinaire, je n’ai pas encore été malade. Il semble que cette campagne m’ait consolidée au point de vue physique.
    La situation dans notre petit coin ne bouge pas, c’est pour chacun les mêmes positions que le 25 septembre et cela n’est pas encore fini.
    Ce mois de janvier a été dur car il a plu et gelé une partie du mois. La boue a été terrible, les chemins n’étaient la plupart du temps que des rivières de boue.
  • Mardi 2 février 1915 :
  • Journée très calme, dégel. Quelques obus sur les positions de batterie au-dessus de Mécrin et sur le moulin. Heureusement pas de blessé.
    [...]
  • Dimanche 21 février 1915 :
  • Nous nous couchons un peu en attendant le départ. L’ordre arrive de se tenir prêt vers 2 heures ½ mais à 3 heures arrive un contre-ordre.
    Nous restons là. Je vais à Haudiomont prévenir les fourgons et aux postes en tête de revenir. Haudiomont est à 14 kilomètres de Verdun.
  • Lundi 22 février 1915 :
  • Nous entendons une violente canonnade dans les environs de Verdun.
    Le quartier est consigné. Il y a Verdun un service très sévère. On ne peut rentrer sans laisser passer.
    Pour voyager sur les routes, il y a des patrouilles à chaque instants. Dans la caserne où nous logeons, il y a une réserve de bêtes à cornes, 1800. La plupart des pauvres bêtes sont maigres. Il y aura une plus grosse part d’os que de viande pour ceux à qui on fera la distribution.
  • Mardi 23 février 1915 :
  • Nous logeons toujours dans les casernes de Verdun.
    Nous allons participer à l’attaque des Éparges. L’Infanterie Coloniale réussit à prendre 3 lignes de tranchées. Le gain est de 3 kilomètres de profondeur. Il y a beaucoup de morts chez nous. Mais les Allemands laissent 3000 hommes sur le terrain.
    6 contre-attaques sont repoussées par nous. En face à Pont-à-Mousson la 1ère Brigade fait du bon travail. Elle participe à la prise du signal des Xou et de Norroy.
    La température est toujours froide.
  • Mercredi 24 février 1915 :
  • Nous embarquons le soir à 10 heures à la gare de Verdun. Il tombe de la neige à plein temps. Il fait froid. Nous partons à minuit par Sainte-Menehould, Bar-Le-Duc et enfin nous arrivons à Sorcy vers 11 heures ½ du matin, fatigués, gelés.
    J’ai pris une bonne grippe durant ce court voyage. Nous allons à Ville-Issey nous reposer.
  • Jeudi 25 février 1915 :
  • Nous restons à Ville-Issey. Rien à signaler.
  • Vendredi 26 février 1915 :
  • Repos à Ville-Issey. Nous devons partir demain pour Liouville. La 1ère brigade arrive à Pont-à-Mousson où elle a participé à l’attaque réussie du signal de Xou et de Norroy. Il gèle fortement.
  • Samedi 27 février 1915 :
  • Lever à 4 heures du matin, départ à 5 heures. Nous passons par Euville et nous arrivons à Boncourt où l’échelon doit rester.
    Pas de cantonnement, nous sommes sur la route. Vers le soir, nous trouvons une maison pour la cuisine et une grange pour coucher.
    Tout est d’une saleté repoussante. La cuisine ressemble à un fumier. La rue est couverte d’objets de toutes sortes : vieux pantalons, chaussures, képis, etc… La paille de la grange n’est plus que de la poussière.
    Je vais porter un pli à la position de batterie. Les pièces sont à 4 kilomètres de Boncourt, près de Saint-Julien-Girauvoisin, dans un bois sur la gauche de la route. L’emplacement est dans le bois, les pièces sont bien cachées et les cagnas bien construites mais pas aussi solides que celles de Mécrin.
    Il y a des trous de crapouillots et de marmites un peu partout. L’emplacement est une véritable écumoire. La 7, 8, 9 brigades qui y étaient avant nous, n’ont pas eu beaucoup de morts. Effet du hasard et de veine purement et simplement, espérons que cette veine continuera pour nous le temps que nous y resterons.
    Aujourd’hui, il fait encore froid mais le dégel commence vers midi c’est alors la boue gluante.
  • Dimanche 28 février 1915 :
  • Nuit très mauvaise. J’ai de la fièvre. Je tousse et je ne dors pas. Je me fais porter malade. Je vais à la visite vers 8 heures et je suis reconnu par le major Gaultier comme ayant un début de bronchite. Je ne veux pas me faire évacuer. Je reste à l’Infirmerie.
    Le soir un 75 de la première batterie éclate.
    Il n’y a qu’un blessé heureusement pas gravement atteint.
  • Dimanche 21 mars 1915 :
  • Voici le printemps ! Journée admirable.
    Le ciel est bleu, le soleil est chaud, nous sommes gais, comme tous les oiseaux qui saluent le printemps. Les arbres commencent à sentir les premiers effets de ces huit jours de soleil car les bourgeons éclatent.
    Nous nous sentons revivre. Si seulement on pouvait avancer et gagner définitivement !
    À Saint-Julien violent bombardement, quelques fantassins sont tués, des chevaux sont blessés, le soir la batterie reçoit une forte ration de 220, mais chacun se terre dans sa cagna et il n’y a pas de blessé.
    La musique du 95 nous gratifie d’un concert vers 4 heures et cela nous remonte notre moral.
    Les avions survolent nos lignes. Un aviateur a bien failli être descendu par notre section d’avion. Les coups étaient bien placés mais grâce à sa vitesse, il réussit à s’échapper.
  • Jeudi 25 mars 1915 :
  • Beau temps. Je dois monter demain matin aux tranchées pour 48 heures comme téléphoniste réparateur de ligne.
  • Vendredi 26 mars 1915 :
  • Nous partons de Boncourt à 6 heures, Gauvrit, Perche et moi pour le poste de la Redoute. Après être sortis du village nous montons une côte dure-dure. Là-haut se trouve une petite plaine ; à notre gauche la batterie de fer. C’est celle du Capitaine Heunequieu du 155 court ; près de ces pièces en position depuis le début d’octobre, se trouvent les abris des servants.
    Un véritable petit village est construit le long du bois et ce matin nous voyons la fumée s’échapper des cheminées. Ce sont les cuistots qui font le feu, à droite c’est le fort de Liouville démoli par les 305 autrichiens au mois de septembre dernier. Nos pièces sont dans le bois avoisinant le fort. Après avoir devant nous le chemin qui mène à la croix Saint-Jean dans le bois, nous apercevons Marbotte qui hélas n’existe plus que de nous.
    Avant d’arriver près du village, on aperçoit de tous les côtés des trous d’obus. Les uns sont énormes, les autres petits mais tous ont un aspect terrifiant.
    Nous tournons à droite, nous traversons le village ; aucune maison n’est restée debout, seules quelques rues chancelantes se dressent parmi ces ruines.
    C’est un spectacle impressionnant rappelant celui de Clézentaine.
    Sur la gauche de la route, l’église dresse fièrement son clocher où s’agite le coq gaulois. Les Boches ne l’ont pas encore touché mais il ne tardera guère sans doute car, malgré qu’il n’y ait que des ruines, le bombardement continue journellement.
    Au bout du village sur la gauche, un champ de tombes. Des milliers de petites croix blanches marquent la place de ceux qui ont été tués dans les environs ou de ceux qui étaient trop grièvement blessés et sont morts au poste de secours. Plus loin de ce cimetière de héros, une quinzaine de croix autour d’une colonne de pierre. C’est là que des héros sont ensevelis.
    Ce sont des hommes du Génie qui dans une attaque où l’Infanterie ne voulait pas marcher se dévouèrent, coupèrent les fils de fer en avant des tranchées allemandes et prirent la tranchée. Leurs camarades survivants ne voulurent pas les mêler aux autres et seuls, ils sont ensevelis dans ce petit coin sur la droite. L’étang de Mauronval partant à droite et à gauche, des trous d’obus. Sur le flanc de la colline qui se trouve à notre gauche, des villages sont installés, habités par le Génie, l’Infanterie, l’Artillerie lourde etc. Près de chaque maison des croix indiquent que des obus pleuvent dans ces parages et qu’il y a des morts chaque fois hélas.
    Nous laissons sur notre droite la route de Saint-Agnant et nous montons la côte qui mène aux tranchées.
    Dans un ravin une batterie de 120 ; c’est là que se trouve comme chef de pièces mon ami Léveille.
    Partout des tombes, des habitations. Ce sont les cuisines de l’Infanterie, plus haut sur la crête, le poste Mathieu, autrement dit le central téléphonique du secteur, ce sont les servants de notre groupe qui sont téléphonistes à ce poste.
    Nous continuons et toujours des cagnas, des tombes enfin avant le tournant de la route qui va à Saint-Mihiel.
    On aperçoit l’entrée des boyaux qui mènent aux tranchées, près à droite et à gauche se trouvent des tonneaux pleins d’eau potable que l’on purifie avec de l’eau de javel.
    Un verre est posé de chaque côté. Un fantassin est là, semblant vous inviter à déguster l’eau de sa source, triste source ! Qui n’a hélas que peu de ressemblance avec les sources de villes d’eau.
    Nous rentrons enfin dans le boyau qui nous mènera à notre poste. C’est un fossé profond se déroulant pendant plusieurs kilomètres en faisant des remontées, tel un serpent.
    Quelquefois on trouve un endroit plus large, où on se met pour laisser passer ceux qui viennent en sens contraire. Ce boyau qui traverse le bois a un aspect terrifiant. De chaque côté des trous d’obus indiquent par là que les Boches l’ont repéré, les arbres sont tous hachés soit par des balles, soit par les éclats d’obus. Des tombes dans tous les bois indiquent que si les arbres souffrent, les hommes se font tuer aussi.
    Enfin en haut de 2 kilomètres et de plus d’une demie-heure de chemin, nous arrivons à notre poste téléphonique.
    C’est un abri très aléatoire, une plaque de tôle soutenue par quelques traverses de fer et le tout recouvert d’une couche de pierre et de terre. Un obus de 100 ou même du 77 percutant, anéantirait ce pauvre abri.
    Dans l’abri, deux chambres étroites et de même grandeur. Dans l’une se trouve le téléphone et couchent les 3 téléphonistes. Dans l’autre couche le Lieutenant-Observateur et son Sous-Officier.
    La paille est tassée, on y dort bien quand même mais c’est la fatigue qui vous endort plutôt que le sommeil naturel. Près de notre poste à 3 mètres environ, se trouve encore des tombes de l’autre côté, c’est l’abri des Artilleurs faisant marcher le lance-bombe dit crapouillot, minenwerfer, etc…
    Au bout de notre boyau des cabinets très rudimentaires, près d’un arbre repéré car à chaque instant l’ami Fritz s’amuse à faire un carton.
    Il doit croire qu’il y a quelque chose près de cet arbre.
    Comme un effet du hasard, lorsque nous prenons possession de notre service, aucune ligne ne marche. Il nous faut partir vérifier la ligne et la réparer. Nous commençons par celle reliant la première ligne avec notre poste. A 50 mètres, nous arrivons dans les premières tranchées dites tranchées de première ligne.
    C’est un fossé étroit de deux mètres de profondeur environ, sinueux, plein de boue ; en avant se trouvent des créneaux, trous dans lequel on voit la tranchée d’en face et où on peut tuer avec quelque chance d’être préservé d’une balle en pleine tête. Les créneaux sont recouverts de sac de terre ; sur l’autre côté, des trous sous terre, c’est la chambre de repos, pas spacieuse du tout. On y tient deux très serrés, pendant ce temps les autres montent la garde d'observateur pour voir si les Boches ne sortent pas pour nous faire sauter. Enfin toutes sortes de factions pour se protéger le plus possible contre l’ennemi. Au bout de ces tranchées se trouve notre poste de première ligne. Nous réparons la ligne coupée en plusieurs endroits sauf hélas volontairement, car même en première ligne, il y a sinon des espions, du moins des soldats - non pas des soldats car on ne peut leur donner ce nom - mais des bandits qui coupent les lignes pour empêcher de tirer l’Artillerie si les Allemands faisaient une attaque.
    Nous retournons à notre abri, déjeuner repas qui ne vaut pas ceux de la maison et consiste en boîte de conserve.
    Le soir, le téléphone nous apprend que le crapouillot va lancer 20 bombes de 150 entre 1 heure et 4 heures. Il y aura des émotions car les Boches vont répondre.
    Deux coups de 75 ouvriront le concert. En effet à 1 heure, deux sifflements stridents passent au-dessus de nos têtes et éclatent aussitôt avec un bruit sec dans la direction présumée de l’obusier Allemand.
    Quelques minutes après, notre crapouillot lance sa bombe qui éclate à 400 mètres avec un bruit semblable à l’éclatement d’un gros obus.
    Deux coups de 77 répondent immédiatement, puis dans la direction de la Redoute un petit bruit sec et un objet qui tourne sur lui-même d’aspect rectangulaire qui monte à 150 mètres en l’air et qui retombe comme une pierre. Un bruit sourd et d’énormes éclats de terre, de pierre. C’est une bouteille qui s’écrase près de nous semant la terreur dans les environs.
    De temps à autre, une bouteille plus grosse que les autre, 1 m 05 de haut et 24 cm de diamètre, c’est une torpille. Elle semble planer et tourner en cadence, monte à grande hauteur en faisant « wrou, wrou, wrou », puis elle descend comme une pierre et explose avec un bruit formidable. Les éclats vont jusqu’à 300 mètres. C’est un véritable obus.
    Pendant toute l’après-midi, nous recevons ainsi des 105, 77, bouteilles-torpilles etc…
    Quelques fantassins sont blessés mais il n’y a pas de tués dans la tranchée.
    À la nuit, tout se calme sauf quelques coups de fusils à droite et à gauche.
    Nous nous couchons fatigués à 9 heures.
  • Samedi 27 mars 1915:
  • De bon matin, nous sommes debout. Nous vérifions nos lignes. Elles sont coupées en différents endroits par les balles ou les éclats de grenades. Nous allons dans la tranchée de première ligne où l’on voit la route d’Apremont à Saint-Mihiel : cote 362.
    Comme il fait un temps superbe, on voit les Boches passer sur la route. La distance est de 800 mètres environ, nous les canardons avec du 75 mais la communication téléphonique étant trop longue, les coups arrivent trop tard. Nous installons alors une ligne directe et les obus radinent aussitôt.
    Nous en descendons ainsi quelques uns à un moment donné. Deux Boches se mettent à chahuter sur l’herbe. Nous leur envoyons deux coups de 75 en entendant le sifflement de l’obus. Ils se relèvent et foncent droit sur les obus. La fumée noire nous empêche de voir ce qu’ils deviennent. Ils ont dû être mis en pièces. Les pauvres bougres, les fantassins qui sont à côté de nous jubilent de nous voir ainsi faire la chasse.
    Près de ce boyau, il y a quelques centimètres sans terre, deux fantassins enterrés.
    En regardant dans un créneau, je distingue très bien la tranchée boche à 20 mètres de là. Les fantassins sont encore étendus entre les deux lignes. On ne peut pas les prendre sans être certain d’être descendu par une balle boche.
    C’est un triste spectacle du reste dans la tranchée.
    Il y a des nôtres enterrés dans les parapets, recouverts de sacs de sable. L’après-midi, le bombardement recommence violent.
    Nous lançons des bombes, des grenades à main, à tige, à fusil, des calendriers, des obus ; les Boches répondent de même et c’est toute l’après-midi l’épée de Damoclès suspendue sur nos têtes. Ce n’est pas drôle !
    Il y a bien entendu des morts et des blessés de chaque côté.
    Je reçois un éclat de torpille tout à fait près de moi. C’est une veine de n’avoir pas été touché.
    Nous réparons les lignes quand même, ce qui n’a rien de drôle. Le soir arrive et le vacarme s’apaise. On n’entend que le sifflement des balles.

Le 1er Régiment d'Artillerie de campagne est en position autour du fort de Liouville, à cinq kilomètres des premières lignes allemandes. Pendant le premier tiers du mois d'avril des duels avec l'artillerie ennemie préparent des attaques et contre-attaques. Le résultat est positif pour l'armée française qui parvient à avancer, mais à quel prix !

  • Jeudi 1eravril 1915 :
  • Nous partons au repos à 9 heures ½ et nous passons l’après-midi à nous nettoyer.
    Rien d’autre à signaler sinon qu’il fait un très mauvais temps.
  • Vendredi 2 avril 1915 :
  • Repos à Boncourt. Rien à signaler.
  • Samedi 3 avril 1915 :
  • Temps épouvantable.
    Nous regagnons notre poste et réparons toute la matinée la ligne du 75. L’après-midi, continuation du vacarme, pas de blessé, pour ma part je répare la ligne Redoute 75 et je rentre à 8 heures ½ du soir fatigué, trempé. Nous couchons avec les fantassins et, si du moins nous manquons de confort, nous avons du feu c’est quelque chose !
  • Dimanche 4 avril 1915 :
  • Après avoir passé une nuit plutôt mauvaise et nous être réveillés trempés parce que l’eau passe à travers l’abri et courbaturés parce qu’il n’y avait pas assez de paille, nous allons réparer la ligne du poste Mathieu et du 75.
    Le soir, le bombardement continue mais moins vif que d’habitude car il fait un temps de chien. Je vais réparer la ligne directe du 75 en passant près du fort. Je vois un des morts du 24 septembre qui a été ramassé par des volontaires et un médecin. Grâce à la nuit noire, le médecin retire les papiers, la plaque d’identité, les papiers qui ne sont pas trop abîmés, son porte-monnaie contenant plus de 80, une alliance, une montre, etc…
    Le cadavre est épouvantable à voir. Il est complètement desséché, les cheveux et les moustaches restent intacts. Les vêtements sont en lambeau, il y a une cicatrice énorme au front et un pied à moitié enlevé, dans le corps il doit certainement avoir reçu d’autres balles. C’est un triste spectacle. On sait que les Boches vont la nuit dévaliser les cadavres qui restent dans la plaine. Nous côtoyons le fort de Liouville et les trous énormes d’obus partout du 305, 155, 240 etc… La plaine n’est que débris d’obus. C’est un spectacle lamentable, tout est haché. Enfin à 8 heures ½ tout marche. Nous sommes pleins de boue et trempés jusqu’au cou. Dans les boyaux, il y a 30 à 40 centimètres d’eau et de boue. La vie dans ces tranchées n’a véritablement rien de folichon.
    Enfin, la nuit se passe assez bien sauf quelques démangeaisons produites par les poux qui sont hélas nombreux.
  • Lundi 5 avril 1915 :
  • De bon matin 5 heures, réveil, il faut que tout marche car il y a attaque générale à midi.
    Les fantassins viennent chercher les grenades, bombes, cartouches, calendriers, matériaux divers, sacs à terre, échelle pour grimper sur les tranchées etc…
    L’attaque doit-être généralement sur le front Pont-à-Mousson – Saint-Mihiel - Verdun.
    Le moral est bon. On croit pouvoir faire du bon travail, toute la matinée la canonnade est intense.
    Vers midi la canonnade est générale. Toutes les pièces crachent à midi 7, l’Infanterie, doit attaquer vers le soir. Nous apprenons que l’attaque a fort bien réussi. 3 lignes de tranchées ont été prises et nombreux prisonniers.
    Nous manquons de détails.
  • Mardi 6 avril 1915 :
  • Nous avons des détails sur l’attaque d’hier.
    C’est du reste le commencement d’une violente offensive dans la région. Au Bois d’Ailly nous prenons 3 lignes de tranchées, le 56ème de ligne veut chasser les Boches à toute force de ce bois, partout nos attaques réussissent. Nous faisons un grand nombre de prisonniers. Les Allemands ont de très grosses pertes. Surtout dans de nombreuses contre-attaques qui échouent sur tout le front de Pont-à-Mousson à Saint-Mihiel - Verdun. Nous avons avancé, c’est un sérieux succès, toute la journée et toute la nuit le canon gronde.
    C’est un vacarme épouvantable, avec cela il fait un temps dégoûtant, de la pluie et du vent. Tout le monde est couvert de boue mais content de voir réussir notre offensive.
  • Mercredi 7 avril 1915 :
  • La pluie continue à tomber toute la journée et toute la nuit. Il n’y a que de la boue dans les tranchées et dans les boyaux. On a de l’eau jusqu’à mi-jambes. C’est un sale temps pour les bronchites.
    La canonnade continue terrible sur toute la ligne. Nous avançons encore. Le 10ème prend des tranchées, de même que le 56, le 95 prennent 2 tranchées à la Redoute du Bois Brûlé.
    Les Boches font plusieurs contre-attaques mais toutes sont repoussées, ils subissent de grandes pertes.
    Nous apprenons de bonnes nouvelles de la région des Éparges et de Pont-à-Mousson. Thiaucourt serait pris et les Allemands auraient subi des pertes énormes.
    Les fantassins sont très heureux car on avance et notre Artillerie fait du très bon boulot. Tout le monde désire ardemment prendre l’offensive. On a l’intention que les Allemands soient battus d’ici quelques jours.
  • Jeudi 8 avril 1915 :
  • Un temps épouvantable, malgré cela notre offensive continue.
    Le canon gronde sans arrêt depuis le matin. Notre Infanterie repousse plus de 10 contre-attaques au bois d’Ailly. Nous prenons une tranchée à la Redoute. Les Allemands ont de grandes pertes. Les nôtres sont sérieuses.
  • Vendredi 9 avril 1915 :
  • La pluie et le vent continuent de faire rage toute la journée.
    Le canon crache toute la journée et toute la nuit. C’est un roulement continu.
    Les tranchées allemandes, comme les nôtres, sont complètement bouleversées. Notre Infanterie, le 56 en particulier, chasse complètement les Boches du Bois d’Ailly à la Redoute ; le 227 perd la tranchée prise hier par le 95.
    Malgré cela les gains de la journée sont à notre avantage.
    La canonnade est très vive du côté des Éparges et de Pont-à-Mousson.
    Nous recevons depuis lundi une quantité formidable d’obus sur nos pièces. Il y a 2 pièces de 75 qui sautent à la 3ème batterie, 6 servants sont sérieusement blessés. Moi, j’ai toujours la veine, les éclats ne m’atteignent pas.
  • Samedi 10 avril 1915 :
  • Journée aussi sale que les précédentes, la pluie et le vent font rage comme hier. Notre offensive se poursuit avec succès aux Éparges et à Pont-à-Mousson. Nous avons réalisé une forte avance, 20 kilomètres de front et 3 kilomètres de profondeur à Pont-à-Mousson ; aux Éparges, c’est identique.
    Les pièces reçoivent toujours un arrosage sérieux. Il n’y a qu’au 48 qu’il y a du grabuge : deux pièces de démolies et 3 morts, 8 blessés.
  • Samedi 1er mai 1915 :
  • Salut joli mois de mai. Depuis longtemps nous t’attendions. Souvent l’hiver, alors que nous étions gelés ou couverts d’une boue gênante, nous avons songé à toi. Te voici ! Et avec toi tu nous apportes le soleil, le printemps et peut-être la victoire car tu y contribues pour ta part, joli mois de mai ! Ne nous portes-tu pas dans le cœur l’espérance que les beaux jours nous sortirons par une sage offensive des trous où nous croupissons depuis bientôt 8 mois ? Tes chauds rayons de soleil nous revivifient le sang, nous redonnent du courage, de la confiance, de l’énergie.
    Merci joli mois de mai, mois de la victoire, merci.
    La situation militaire au bout de 9 mois ne semble ne pas avoir beaucoup changé.
    Les attaques ont été nombreuses. Nous avons eu presque partout l’avantage et si nous n’avons pu avancer d’une façon notable, nous n’avons néanmoins reculé nulle part. Notre Artillerie domine celle de l’ennemi. Notre Infanterie a repris confiance et est persuadée que l’Offensive Générale que nous entreprendrons bientôt nous mènera à la victoire définitive. Il y a une différence avec la fin du mois de décembre, où tout le monde ressentait un découragement profond, à l’idée de passer l’hiver dans la boue et dans les trous, et aujourd’hui où tout le monde a pleinement confiance dans le résultat final de ce plus grand drame de l’histoire.
    Des indices permettent de croire à la prochaine intervention de l’Italie et de la Roumanie. Il faut espérer que c’est pour ce mois-ci, avant le 15 prochain, une offensive générale qui nous conduirait à une victoire définitive.
    À celle du Droit et de la Liberté contre la Force et le Despotisme !
    Dans notre région le dernier mois nous a vu prendre une sérieuse offensive. Nous avons progressé au Bois d’Ailly de plusieurs centaines de mètres en profondeur, à la Tête-à-Vache, La Redoute, aux Eparges, à Régneville, etc…
    En somme, ce fut un mois de succès. Espérons que celui-ci sera le mois de la victoire.
    Les résultats de l’attaque d’hier ont été nuls. Notre Infanterie n’ayant pu sortir, l’attaque était éventée par les Allemands et il n’y avait rien à faire.
  • Mercredi 5 mai 1915 :
  • Temps orageux. Le matin grande attaque des Boches. Notre Infanterie de la fameuse division de Brulard est surprise. Les Boches parviennent à reprendre tout notre gain du Bois d’Ailly et à s’installer dans nos lignes. Des pièces d’Artillerie sont un instant prises, mais reprises par nous. Les Boches viennent jusqu’à 1500 mètres des pièces de Mécrin. Les artilleurs mettent baïonnette au canon et chargent leur mousqueton. L’heure est tragique. Les Allemands vont-ils nous défoncer ? C’est pourtant la panique. La Commanderie se prépare à déguerpir avec les papiers. L’Infanterie du 8ème Corps arrive au pas de course. Elle réussira à repousser les Boches et à se réinstaller dans les anciennes tranchées. Il y a beaucoup de morts et de blessés. On dit qu’un bataillon du 8ème s’est rendu. C’est la consternation partout. La colère est grande parmi les troupes du 8ème Corps, contre cette division qui vient de perdre par sa faute tout le pénible gain occupé par les nôtres, avec des pertes épouvantables.
    Le soir dans un régiment qui monte, le 29ème, un pauvre fantassin se tue d’une balle dans la bouche. On s’attend à une contre-attaque de notre part mais le soir nous n’avons aucune nouvelle.
  • Jeudi 6 mai 1915 :
  • Temps orageux. C’est toujours la pénible impression produite par notre défaite d’hier. On n’a pas beaucoup de détails, mais nous savons qu’il y a beaucoup de pertes chez nous.
    Le 8ème et le 73ème étaient en train de dormir dans la tranchée, ils avaient commis la faute de ne pas mettre de poste d’écoute, de veilleurs, de guetteurs, etc… et ils ont été surpris.
    C’est triste !
    Je reçois une bonne nouvelle de mon père le soir. C’est l’annonce de la participation de l’Italie au côté de la Triple Entente. Les conditions sont un emprunt de milliards et 2 Corps d’Armée avec l’Italie, nous pouvons espérer que la guerre sera abrégée de quelques mois et que les États Balkaniques suivront de près cette heureuse intervention. Cela doit se produire le 8 ou 12 de ce mois.

Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par --Mnoel 18 février 2015 à 11:01 (CET)