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Que se passe-t-il chez nous ? Le départ de nos soldats.

  • Dès l'annonce de la mobilisation, les jeunes hommes rejoignent les casernes où ils ont reçu leur affectation. Pour la plupart des mobilisés du canton de Decize, il s'agit des deux casernes du 13e R.I., et de son doublon le 213e, la caserne Pittié de Nevers et la caserne Charbonnier de Decize ; les autres doivent prendre le train et gagner d'autres villes de garnison.

Guerre 1914-1918 01.jpg
  • Voici trois témoignages à propos du départ des soldats :
Courrier de Jean Petitjean à sa tante Alice Breton

Une lettre de Mlle Marguerite Breton adressée à Mlle Marie Defoulenay,

« Decize, le 5 août 1914,
Ma chère Marie,
Et voilà tous les garçons partis !! Combien en reviendra-t-il ? En tout cas, les pauvres petits gars, ils partent bien courageusement, les trains se succèdent en gare de Decize et tous chantent et crient « A Berlin ! » Il y a certainement beaucoup de courage dans ceux qui partent et beaucoup de résignation dans ceux qui restent, et très calmes et très peu de larmes.
Nous sommes en grande activité ; on installe à Decize un hôpital Croix-Rouge à 200 lits et plus si nécessaire. Tout le monde fournit sa literie et depuis ce matin nous transformons nos lits de plume en oreillers.
Ayons bon espoir en nos succès et l’écrasement complet de l’Allemagne. Courage et espoir. Mes bons baisers à vous deux. Guite. Ecris-nous de temps en temps(1). »

Le curé de Decize Etienne Girard évoque dans son registre les premiers départs.

« Dans les derniers jours de juillet, l'orage si longtemps suspendu à l'horizon de la France et de l'Europe, fondit tout à coup.[...]
Le samedi 1er août, au milieu de la stupeur générale, le décret de mobilisation de toutes les armées de terre et de mer arriva vers les 4 heures du soir. Le lendemain, dimanche, l'émotion était à son comble. En l'absence du Curé, qu'une cérémonie religieuse avait appelé en Anjou, le vicaire annonça pour le lundi, à 5 heures, une Messe du Départ. L'église paroissiale se remplit à cette occasion, comme aux jours des fêtes. Les communions furent nombreuses ; et interminable la distribution des médailles pour les partants.
A dater de ce jour, les prières pour les soldats se suivirent sans interruption, à l'église. Tous les soirs, de 7 heures et demie à 8 heures, le Salut précédé du chapelet et des oraisons appropriées. Le jeudi, à 2 heures, la Messe à l'intention spéciale des soldats de la paroisse attire une assistance qui remplit la grande nef et déborde dans les bas-côtés et les chapelles(2). »

Douze ans plus tard, un Decizois se souvient :

« C'était au matin d'un des premiers jours du mois d'août 1914. Quand le dernier des hommes, en tenue de campagne, eut franchi le seuil de la grande porte, les grilles se refermèrent avec un bruit sourd. Lentement, religieusement, le drapeau du 13e fut amené et prit sa place en tête de la colonne, caressant de ses plis le front de nos petits troupiers.
Puis, dans cet horizon familier, les clairons et les tambours éveillèrent leurs échos accoutumés, tandis que le drapeau descendait la courbe du vieux faubourg, frôlant les seuils connus qui lui envoyaient des signes et emportant dans ses plis un peu de l'âme de ce peuple. A l'orée du grand pont, les trois couleurs s'éteignirent dans la verdure des platanes et - comme dit le langage populaire - le drapeau du 13e partit pour la gloire...(3) » 

La vie quotidienne va progressivement être bouleversée.

  • La fête de gymnastique prévue à La Machine le 9 août est annulée, de même que la foire de Decize des 17 et 18 août et la fête patronale de Saint-Léger ; l'assemblée générale de la Société d'Électricité de Decize est repoussée à une date ultérieure ; l'Assemblée des Agriculteurs du canton de Decize se dissout et son président remet 823,55 F aux médecins de la Nièvre pour organiser les soins aux blessés. Le 14 août, une souscription publique est lancée à Decize pour secourir les infortunes causées par l'état de guerre ; la semaine suivante, c'est la Croix-Rouge de La Machine qui organise sa souscription. Les quêtes, les dons de vêtements, la confection de colis commencent...
  • Les conseils municipaux doivent faire face au départ de plusieurs élus. Le maire de Decize, le docteur Régnier, part pour le front en tant que médecin-aide-major ; il sera remplacé par son premier adjoint, M. Archambault.

(1) Document confié par M. Xavier Masson. Les deux correspondantes viennent de voir partir un fils et un frère.
(2) Registre tenu par le curé de Decize, document transmis par M. l'abbé François Montagnon.
(3) Bulletin de l'Union Catholique du canton de Decize, n° 7, décembre 1926.


Les témoignages de plusieurs soldats.

Gabriel Breton en grand costume
  • Les récits les plus intéressants sont ceux qui nous sont restés des soldats qui ont participé à la Grande Guerre. Le siècle qui nous sépare de ces événements a fait disparaître les survivants et disperser la plupart des témoignages écrits. Néanmoins, il reste des cartes postales, des lettres, des carnets, parfois des correspondances complètes ; ces documents ont été pieusement conservés par les descendants des combattants.

Les premières lettres de Gabriel Breton.

  • Gabriel Breton, né à Decize en 1890, étudiant en droit, est mobilisé le 3 août au 56e R.I. à Chalon, où il termine son service militaire. Voici le contenu des premières cartes qu'il envoie à sa mère et à sa sœur :
Chalon-s-Saône, lundi soir, 3 août 1914.
Ma Maman, ma vieille sœur,
Voyage mortel de longueur. J'arrive à Chalon à 8 h et n'ai pas encore été à la caserne. Je suis éreinté. J'ai vu des scènes désolantes partout, au Creusot c'était abominable. Tous les hommes sont calmes et très résignés. Nous savons que la guerre n'est pas déclarée. Qu'il n'y a eu aucun combat. Que les Allemands voudraient bien n'avoir pas fait tant de bêtises.
Ai voyagé avec famille venant de l'Est, il n'y a plus personne à Toul, ni à Nancy, ni sur toute la frontière, sauf combattants. Vous embrasse et écrirai ce soir. Gabriel.
Chalon, lundi dans la nuit, 3 août 1914.
Ma chère Maman,
Je viens de passer à Carnot(1) et je vais coucher au collège où nous sommes ; je vais partir avec le régiment actif 56, à la même compagnie, 10e. Vous pouvez m'écrire à cette adresse toujours tant que je ne vous en donnerai pas d'autres. La guerre doit être déclarée, mais il n'y a rien de bien précis ; quand même, je crois que si l'Angleterre avait agi plus énergiquement, nous n'en serions pas là. J'ai retrouvé tous mes collègues, tous mes anciens camarades, pas gais, ni les uns ni les autres. Les pauvres gens laissent famille, femme, enfants, beaucoup sont mariés. Tous sont fous contre les Prussiens. Je crois que ce sera affreux, vu l'énervement des hommes qui tous en ont cent fois assez. Il y a tout à l'heure au moins 1 million d'hommes à la frontière. Toutes les villes sont évacuées.
Aux dernières nouvelles, les Allemands voudraient passer en Belgique, mais les Belges vont se défendre énergiquement ; ils auront toute l'Europe à dos.
Ma pauvre maman, ma vieille sœur, je crois que nous nous en tirerons quand même. Je vous embrasse bien toutes les deux. La Marie aussi. Donnez mes amitiés aux Loiseau, Buisson, etc. Gabriel.
Chalon, mardi 4 août 1914 ;
Ma chère Maman,
Nous sommes casernés au collège et nous prenons et nous faisons tous nos préparatifs pour partir, mais nous ne savons pas du tout quand nous partirons d'ici.
Nous avons beaucoup travaillé ce matin et c'est un rude ouvrage que tout cet équipement. Nous n'avons jamais été aussi beaux et nous sommes de neuf des pieds à la tête. Nous n'avons aucune nouvelle du centre de la guerre et nous ne savons encore absolument rien, que quelques dépêches qui sont démenties aussi vite.
Tous les chevaux des environs sont ici. De plus, la vie est tellement bon marché, car on ne peut plus faire d'expéditions et les légumes se perdent, et pour un ou deux sous on a des pommes de terre, melons, etc, etc, c'est curieux.
Je vous embrasse toutes deux bien fort et fais partir cette lettre à midi. Gabriel.
Mercredi soir, 5 août 1914.
Ma chère Maman,
Journée bien fatigante, bien énervante, bien déprimante. Nous avons travaillé comme des nègres et c'est fini maintenant. Nous partons à neuf heures du soir. Toute la population de Chalon est déjà sur le boulevard et aux portes des casernes. C'est un spectacle pénible. Les hommes ont beaucoup de courage, mais le vin et l'excitation nerveuse de ces journées y est [sont] pour beaucoup.
Nous avons plus de nouvelles qu'à Decize. Nous avons eu assez vite la déclaration de guerre et les premiers méfaits allemands. Je crois que ce sera une lutte horrible, car ces gens-là se conduisent comme des bouchers et il nous faudra vaincre ou être asservis. Je crois que nous vaincrons, mais ce sera certainement la chose la plus horrible que l'on ait jamais vu.
Ma chère Maman, ma grande sœur, je m'en vais avec bien du courage, le cœur bien gros de vous laisser, mais je crois que je ferai jusqu'au bout mon devoir contre ces barbares.
Je vous embrasse le cœur bien gros avant de partir. Gabriel.
Passavant, Haute-Saône, 12 h, [lettre écrite pendant le trajet en train et postée le 7 août.]
Sommes partis depuis minuit direction Epinal. Nous ne savons pas encore où nous allons exactement. Vais bien. Bruits de victoire confirmés presque officiellement. Beaucoup d'enthousiasme.
Vous embrasse bien fort. Gabriel.
Train arrêté ½ heure. Nouvelles de plus en plus confirmées que nos troupes ont pris Colmar et Mulhouse. 10e Btn Chasseurs s'est fait massacrer mais a exterminé grand nombre Prussiens.
Train prisonniers uhlans et mitrailleuses prises annoncées dans un instant.
Ecrire ce soir quand serons arrivés. G. Breton.
Châtel, près d'Epinal, jeudi 6 août 1914.
Nous venons de débarquer près d'Epinal et nous allons dans un petit village ; nous sommes à une cinquantaine de km des Prussiens. Pas de batailles très grosses, mais des escarmouches à notre avantage. Nous occuperons Munster, Mulhouse et Colmar ; le 10e Btn de Chasseurs n'a pas voulu tirer une seule cartouche et s'est précipité sur les Allemands, ils ont été anéantis mais ils ont fait un mal énorme aux Prussiens et ont permis aux nôtres de passer, paraît-il(2).
Le moral des troupes est très bon. Vous devez être renseignées pour m'écrire mais la correspondance va mal ; je n'ai rien reçu de Decize depuis que je vous ai quittées. Nous sommes arrêtés dans un petit pays sur la Moselle, très gentil, les gens sont abrutis ; il a passé plus de 200000 [hommes] ici depuis cinq jours. Je vous embrasse. Gabriel.

Gabriel Breton raconte les combats de Sarrebourg et Marrexey.

Début de la lettre de Gabriel Breton
Houllanville, 26 août 1914(3).
Ma chère Maman, ma grande Sœur,
Je n'ai guère pu vous écrire durant cette période et les rares lettres que j'ai pu mettre n'ont pas dû vous arriver. Nous avons fait pas mal de besogne et je crois que nous allons avoir enfin quelques jours de répit.
Nous avons été en Allemagne jusqu'à Sarrebourg, mais les Allemands ont refusé de livrer bataille et se sont retranchés chez eux ; nous avons dû les débusquer ; le 20 nous avons livré un combat terrible dans un village allemand, et nous les avons débusqués ; nous avons reculé pendant quelques jours et hier nous avons fait tête et nous avons livré un combat aussi violent ; nous avons perdu bien du monde mais les Allemands ont de très grosses pertes et la partie est très mauvaise pour eux. Ils doivent être pris dans des troupes fraîches et ils vont être culbutés sérieusement ; cela a commencé aujourd'hui et continuer demain.
Nous nous reposons un peu aujourd'hui, nous l'avons bien gagné ; j'ai passé 8 nuits sans dormir, mais je me porte bien quand même ; je pense bien ne rien attraper car si j'avais dû être tué j'y serais déjà. A Gosselming j'ai dû m'en aller du village où j'avais pénétré avec la compagnie en avant-garde, les obus tombaient comme la grêle, je n'ai rien eu.
Hier, je me suis avancé avec toute une demi-section et une dizaine d'hommes d'autres compagnies jusque sur les tranchées ennemies ; l'artillerie française a tellement tiré sur eux qu'ils ont dû se sauver de leur trou ; j'ai fait tirer à répétition sur eux, et je les voyais dans ma lorgnette culbuter comme des pantins ; je suis certain d'en avoir fait descendre une centaine.
Je suis bien content de mes hommes, ils sont bien courageux, il y a comme partout certaines factions pas courageuses, mais il y en a qui se conduisent en héros.
Aujourd'hui je commande 60 hommes, c'est lourd et difficile, mais je suis bien heureux quand j'arrive à un résultat comme hier, c'est la plus belle récompense.
Je vous embrasse bien des fois bien bien fort. Gabriel.
Pas de nouvelles des amis ni des copains, nous vivons comme des brutes.
27 août, 16 heures soir, Mattexey, M.& M. (Enveloppe à en-tête : Vins et spiritueux en gros A. FORTERRE à Rehaincourt (Vosges), lettre postée le 30 août 1914. secteur postal 53.)
Ma maman,
Me suis encore battu toute la journée mais n'ai rien attrapé et me porte bien malgré fatigue et privations.
Je voudrais bien quelques jours de repos mais on ne peut parce que nous nous battons tous les jours.
Le courrier vient d'arriver, j'en profite pour crayonner ces quelques lignes dans un village à demi détruit ; il flambe à quatre ou cinq endroits encore, mais personne n'y fait attention.
Ma maman, ma grande sœur, je vous embrasse bien. Je pense bien à vous tout le temps et cela me donne le courage au milieu de tous les ennuis. G. Breton.
Mattexey, dimanche, le 30 août, [lettre postée le 2 septembre 1914].
Ma chère Maman, ma grande sœur,
Bien triste ouverture de chasse dans la tranchée sous les obus ; depuis huit jours nous sommes face aux Prussiens et nous nous battons presque tous les jours, ce n'est pas gai, nous sommes couverts de boue, mais nous tenons bon et nous faisons beaucoup de mal aux Prussiens ; mais nous ne pouvons songer à les déloger, ce sont nos autres camarades qui le font, car il faut bien le dire, nous sommes éreintés par les nuits sans sommeil, le peu de temps que nous avons pour préparer notre nourriture ; nous sommes restés 40 heures continues dans la tranchée l'autre jour, dont huit sous la pluie, c'est tout dire.
Si nous peinons et nous fatiguons, nous avons au moins la pensée que ce n'est pas inutile, on vient de lire ce matin un ordre du jour à la 1ère et 2e Armées dont je fais partie : voilà 15 jours que nous nous battons sans repos. Et c'est bien juste que nous soyons félicités.
Le champ de bataille est dégoûtant car on n'a pas eu le temps d'enterrer tous les morts ni les cadavres des chevaux tués et cela sent bien mauvais. Je craindrais les maladies plus que les balles qui m'épargnent bien, je crois que je suis privilégié.
Notre compagnie a assez de mal, mais on ne fait pas de batailles sans morts et blessés ; il y a beaucoup de blessures légères du reste, éclats d'obus sans grand danger.
Je suis pour l'instant dans un grand champ de pommes de terre ; nous avons creusé une tranchée très profonde avant le jour et nous sommes dedans ; les obus et les shrapnells passent et éclatent à droite et à gauche, mais ne peuvent nous faire grand mal. Il y a eu une bataille assez forte à notre droite ce matin, mais nous ne savons rien, nous ne sommes que de bons petits exécutants dans ce grand drame qui se passe.
Peu de nouvelles des jeunes gens de Decize. Ai vu Marquet, il est en bonne santé. Michot doit être blessé assez grièvement, c'est tout ce que je sais. Pas vu les cousins.
Ah, notre ouverture de la chasse et nos projets, quand tout cela finira-t-il ? Si nous avions seulement 2 ou 3 jours de repos.
Je vous embrasse, je vous aime bien, j'ai reçu vos cartes et lettres du 23, cela va à peu près. G. Breton.

(1) La caserne Carnot, à Chalon-sur-Saône. Le collège est actuellement le Lycée Pontus du Thiard.
(2) Information fausse : le 10e BCP n'arrive sur le front que le 7 août. L'occupation de Mulhouse ne se produit que le 8 août et elle ne dure qu'une journée. Quant à Colmar et Munster, elles ne seront prises qu'à la fin de la guerre. Les « bobards » circulent...
(3) Ces lettres, écrites fin août 1914, sont parvenues à leurs destinataires decizoises au début de septembre.


Le cahier de Léon Hogard.

Léon Hogard

Premières pages.

  • Léon Hogard n'est venu s'installer à Saint-Léger-des-Vignes qu'entre les deux guerres mondiales. Il était originaire de Tonnoy, près de Nancy. A Saint-Léger, il a rédigé un cahier, au début des années 1960, où il a raconté sa Grande Guerre(1).
  • « Engagé volontaire le 4 mars 1914, au 1er Régiment de Zouaves, à Saint-Denis « grande caserne », j'avais 18 ans. Le régime militaire était défavorable à mon tempérament : malade à la suite de piqûres de punaises, après plusieurs jours de consultation motivée, le major, croyant que je tirais au flanc, m'enguirlanda et m'expédia séance tenante à l'exercice. Dans la cour, au cours d'un exercice de tir à genoux, je piquai du nez au milieu de mes camarades, ayant perdu connaissance. C'est sur deux fusils que j'ai été transporté à l'infirmerie (je l'ai appris plus tard). J'y suis resté trois jours sans soins médicaux, l'infirmier seul, aux heures des repas, m'apportait ma ration que je ne pouvais avaler. Toutes les articulations me faisaient mal : j'étais raide comme un manche à balai. Le troisième jour, vers 15 h, j'entends le major qui demande à l'infirmier s'il ne s'était rien passé pendant son absence (il revenait de permission). L'infirmier lui annonce ce qui m'était arrivé quelques instants après son départ : il a été traité de crétin et de toutes sortes de noms d'oiseaux. Pour moi, le crétin c'était le médecin. Questionné sur ce que je ressentais, je n'ai pas répondu : le thermomètre, monté à près de 40°, l'a renseigné : coup de téléphone, et une heure après, une ambulance à chevaux me transportait à Paris, à l'hôpital Villemin. J'y suis resté huit jours entre la vie et la mort, soigné par les camarades plus que par les infirmiers et encore moins les infirmières. J'ai appris à mon départ pour une convalo de 15 jours, par le sergent infirmier, qu'un certain jour, si à 15 h la température n'avait pas baissé, on devait, de toute urgence, avertir ma famille. C'était grave, mais ce n'était pas mon heure.
  • Rappelé par télégramme après huit jours passés dans ma famille, j'ai rejoint mon corps : la guerre était proche. Exercices de combat dans la cour, service en campagne dans les champs maraîchers autour de Saint-Denis, tirs au champ de tir : tous ces exercices se succédaient fébriles et accélérés.
  • Puis, c'était le départ de la caserne pour laisser la place aux réservistes qui affluaient: la guerre était déclarée. Des mutations de gradés s'opéraient et le 20e Bataillon du 1er Zouaves devenait le 1er Régiment de Zouaves avec trois bataillons.
    J'aurais pu rester, n'ayant pas le temps de service voulu pour partir en campagne. Sur mes instances, le capitaine Ludier accepta de m'inscrire à son effectif en me confiant spécialement au sergent rengagé Lambert, de la 1ère section.
  • Le 10 août 1914, le 1er Régiment de Zouaves est formé à Saint-Denis avec le 4e Bataillon, venu d’Alger, le 5e Bataillon de Saint-Denis et le 11e Bataillon (réservistes du Nord et de Paris). Il est commandé par le lieutenant-colonel Heude ; il appartient à la 75e Brigade et à la 38e Division.
  • Nous avons embarqué le 11 août au quai de Bercy, traversant Paris en chantant (pas moi), chapardant des fruits aux étalages, sous l’œil rieur des Parisiennes : beaucoup croyaient partir à la fête. Débarqués le 12 août à Anor, frontière belge, et en route pour Chimay. Tout le long des chemins, [pendant] la traversée des villages, les habitants nous offraient à boire de la grenadine (il faisait si chaud), du tabac, des cigarettes. Pour moi, qui avais si peu d'entraînement, le sac était lourd ; 120 cartouches dans les cartouchières, le fusil, la musette et le petit bidon d'un litre...
  • J'ai vu des soldats jeter les paquets de cartouches pour y mettre des cigarettes : quelle inconséquence ! Mais c'est ça l'humanité !
  • Les jours se suivent ; toujours des marches, sans savoir l'aboutissement. La nuit, nous couchons sur la terre, dans les champs, quelquefois sur la paille. C'est à Walcourt que nous tirons à qui mieux mieux sur un avion allemand qui ne s'en est pas trouvé incommodé : grosse faute de notre part, il n'y avait pas de meilleur moyen de lui signaler notre présence. Erreur de notre part, qui ne s'est pas renouvelée. Les ordres ont été formels par la suite : il fallait s'immobiliser ou se glisser sous les arbres.
  • Le 22 août, le canon gronde et c'est vers lui que nous nous dirigeons. Nous traversons le petit village de Gerpinnes et, à un kilomètre sur le plateau, nous entrons dans la forêt, sur la route et en colonne par quatre. La fusillade est proche ; quant aux coups de canon, ils sont plus proches encore. Mon inexpérience m'empêche de démêler les départs des arrivées. Quelques balles sifflent et claquent dans les branches autour de nous. Deux rangs devant moi, un zouave tombe : il a reçu une balle en ricochet en pleine poitrine. Les anciens, qui avaient vu la guerre au Maroc, quittent les rangs et se lancent dans les fossés de la route, et nous, les bleus, nous restons comme des benêts au milieu de la route.
  • Quelques commandements et nous repartons, toujours accompagnés du sifflement particulier des mouches de métal sorties des mitrailleuses allemandes. En colonnes par deux, nous laissons la chaussée libre ; les blessés affluent, tous blessés dans le haut du corps et pour cause : ceux qui sont blessés aux jambes restent sur place. Je reconnais mon ancien caporal : il avait été nommé sergent et [il était] passé au 3e Bataillon. Il nous croise, retournant vers l'arrière. Sa mâchoire inférieure pend, sanguinolente, sur sa poitrine. Il était originaire d'Epinal.
  • C'était donc cela, la guerre !
  • L'artillerie retraite au galop. Une balle roule à mes pieds ; elle venait de frapper la roue d'un caisson, je la ramasse : elle était chaude. Nos deux bataillons de réservistes avaient chargé à la baïonnette au son du clairon sur Châtelet. Mon bataillon d'active, chargé de protéger leur retraite, se déploie sous les balles en bordure de la forêt. Les obus fusants allemands passent en sifflant au-dessus de nous et arrosent copieusement la forêt en arrière. Notre artillerie s'est tue. Au pied de chaque arbre, en bordure, un zouave, quelquefois deux tirent à volonté sur les Allemands qui avancent par bonds, deux par deux. Ajuster est très difficile : les silhouettes ne sont visibles qu'un instant. Nos seules deux mitrailleuses par bataillon canardent sans arrêt. Devant nous, la vallée est couverte de fumée. Au loin, on aperçoit les maisons et toujours l'ennemi avance par bonds dans les betteraves et les pommes de terre. Je m'étais caché derrière un buisson de noisetiers, à genoux et m'appliquant à tirer au mieux, quand le capitaine de la 18e, un fusil à la main, me dit que j'étais à couvert, mais pas à l'abri. Il m'ordonna de me mettre à genoux derrière son arbre et nous avons continué à tirer.
  • L'ordre de repli nous fut donné et c'est par paliers que nous nous sommes retirés, section par section. Un autre régiment de zouaves prit notre place, mais la retraite continua.
  • Après avoir vu un groupe d'Etat-Major à la sortie du bois, j'ai reconnu des généraux, tous à cheval, carte dépliée. Un colonel se détacha et me demanda, à moi qui étais le dernier de la section, ce qui se passait. Je lui répondis : « Nous reculons, c'est comme à Sedan. » Il me dit d'avoir confiance, et en hâte je rejoignis.
  • A l'entrée de Gerpinnes, sur le bord de la route, il y avait un prunier et des prunes que je m'empressais de goûter, mais Lambert me houspilla pour me presser à suivre.
  • Les granges du village étaient pleines de blessés ; j'ai même vu des rigoles de sang en sortir. Certains blessés nous suppliaient de les emmener, mais il n'en était pas question. Le curé du village, debout sur le parvis de l'église, nous bénissait avec de grands signes de croix.
  • A partir de ce village, c'est à travers champs, enclos et forêts que nous progressons direction sud-ouest. Les obus allemands éclatent en l'air et rendent fous de magnifiques poulains dans leurs parcs.
  • La marche continue toute la nuit avec des repos plus ou moins longs. Nous sommes regroupés, c'est-à-dire que le bataillon est là.
  • A Clermont, grande halte derrière le cimetière : il faut bien manger et la cuisine se fait par escouade; la veille, on s'était serré la ceinture, pas de ravitaillement : la bataille signifie jeûne. Malheureusement, ma section est désignée pour une patrouille, nous voilà planqués dans les blés. Nous apercevons un poste de uhlans distant d'environ 1500 m : défense de tirer. Après une heure de cette manoeuvre, nous rejoignons la compagnie derrière le cimetière. Des feux sont allumés et la soupe est bue et le café pris sur les vivres de réserve. Il faut se hâter et c'est alors que les plus jeunes, harcelés par les anciens, doivent se débrouiller. Les faisceaux sont formés. Je pars au village chercher quelque chose, je trouve une poule que j'estourbis : les maisons sont abandonnées, les habitants ont fui et c'est la fouille. Je descends dans une cave avec un zouave du 2e, croyant trouver quelque conserve, mais rien à manger, seulement des bouteilles de cidre et de vin. Je garnis ma musette de cinq demi-bouteilles, après en avoir goûté une. En sortant, la rue est encombrée d'un régiment en marche, c'est le 2e. Un lieutenant, revolver au poing, m'oblige à entrer dans les rangs, ce que je fais, mais pour ressortir immédiatement de l'autre côté. J'avais eu chaud. Un petit détour et j'arrive au cimetière pour retrouver mon fusil sur mon sac : mes camarades sont partis. Je balance la poule et endosse mon fourbi et me voilà marchant parmi des traînards, questionnant de ci de là. L'un d'eux me dit qu'il lui semble qu'ils sont partis à travers champs dans une direction que je m'empresse de prendre. Je n'avais pas fait un kilomètre qu'un groupe de uhlans se présentent sur la gauche, à environ 500 mètres, et c'est alors qu'une patrouille de Chasseurs d'Afrique les charge, sabre au clair ; c'était beau. Les uhlans disparaissent et les chasseurs reviennent.
  • La chance est avec moi : je rejoins ma section à la lisière d'un bois ; au pied d'un chêne, Lambert fait l'appel. Un miaulement et pan ! un obus de 77 éclate dans les hautes branches de l'arbre; personne n'est touché ; des éclats crépitent sur les feuilles comme une poignée de cailloux et le sergent en profite pour nous faire remarquer que les obus ne sont pas dangereux.
  • Et de nouveau, nous repartons dans la nature, toujours la même direction. Je n'ai rien mangé qu'un biscuit, mais le coup de vin vieux que j'ai bu, si bon soit-il, m'a coupé les jambes. Je ne peux plus suivre et il le faut : les Boches sont derrière. Devant nous, sur une grande route que nous allons traverser, il y a un convoi de caissons d'artillerie : les hommes sont à cheval et la colonne est immobile. Je demande à monter sur un caisson, les artilleurs refusent, mais je pense à mes cinq bouteilles que je n'ai pas lâchées. Je montre alors les goulots et le maréchal des logis prévenu m'autorise à monter ; je leur abandonne mes bouteilles.
  • Le convoi se remet en marche et je m'endors, calé entre deux servants. Je n'ai pas vu venir la nuit ; au cours d'un arrêt de colonne vers une heure du matin, je me réveille et un des artilleurs me dit: « t'as dormi ». Au même instant, jetant les yeux vers les fossés, j'aperçois des formes allongées ; je demande vite « quel régiment ? » Quelqu'un me répond « 1er Zouave 20e compagnie. » Miracle ! je descends du caisson. « Merci les gars. » J'avais rejoint ma compagnie. Je raconte mon aventure et j'apprends que beaucoup des nôtres sont restés en arrière.
  • Au matin, la marche reprend et, dans ce pays vallonné, par un beau soleil matinal, on voit par toutes les routes les colonnes de fantassins se dirigeant toutes dans la même direction. »

(1) Ce cahier m'a été confié en 1999 par M. Paul Hogard, fils de Léon Hogard. Le texte intégral se trouve dans le livre Le Canton de Decize pendant la Première Guerre Mondiale. Plusieurs extraits ont été repris dans le DVD-ROM Un Siècle à Decize.

Textes de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm mis en page par --Mnoel 13 août 2014 à 12:47 (CEST)