Rue de la Rotonde

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par Marc POUPON

Je connais gens de toutes sortes
Ils n’égalent pas leurs destins
Indécis comme feuilles mortes
Leurs yeux sont des feux mal éteints
Leurs cœurs bougent comme leurs portes
Rue de la Rotonde
  • Pierre et moi nous en avons connu de ces gens rue de la Rotonde. Et c’est là que nous nous sommes connus il y a eh bien, il y a presque 75 ans. La rue est longue et courbée en son milieu comme un bâton qu’on tremperait à moitié dans l’eau. C’est là au creux de la courbe qu’habitait Pierre dans une modeste maison de deux étages avec une cour mais sans jardin. La rue est habitée d’un seul côté, adossée au faubourg ouest. En face on a vue sur une colline qui abrite le couvent Saint-Gildard et ses jardins avec la petite chapelle d’où l’on a extrait dans les années 20 le corps intact de sainte Bernadette pour l’enchâsser à l’intérieur du couvent. En retrait sur la droite, la cathédrale romano-gothique avec sa tour unique et récente ; entre les deux, deux écoles chrétiennes, l’une classique, l’autre technique. Jules Renard, lorsqu’il venait à Nevers, avait l’impression que la ville était occupée par les militaires et les ecclésiastiques. Il n’en est plus rien ; les casernes sont vides et la cour où se sont déroulées tant de prises d’armes est abandonnée aux croassements des corbeaux. La ville se cache derrière la colline de l’est mais j’ai omis le plus important : en contrebas de la rue au bout d’un abrupt vertigineux un immense espace vide est la cicatrice qui reste d’une ancienne rotonde, d’où le nom dont nous ignorions la raison d’être. Pierre a retrouvé à l’île de Ré, sur une carte postale, la photo de ce dépôt de locomotives arrondi comme une ammonite géante. Au piémont de la colline passaient et passent encore les voies ferrées de la ligne Paris Clermont et sur la droite, quand le vent porte, on entend les annonces de la gare invisible d’ici. A chaque extrémité de la rue un pont relie le faubourg à la ville.
  • On rencontrait dans ce quartier des gens de toutes sortes. Le coiffeur par ses petites manières faisait savoir qu’il en était, une vieille fille ouvrait sa fenêtre et invectivait longuement les nuages en proférant des reproches à une « mademoiselle, mademoiselle » dont elle était l’émetteur et se croyait probablement le récepteur. A midi les ouvriers d’une fonderie voisine venaient trinquer autour d’un canon dans une buvette minuscule. Il y avait une pompe sur le trottoir disposée là pour les trop nombreux appartements qui n’avaient pas encore l’eau courante et les enfants au sortir de l’école venaient l’actionner pour boire dans le creux de leurs mains en dépit de l’interdiction formelle des instituteurs. Car, ultime détail du tableau la maison de Pierre était cernée par trois écoles, la maternelle, l’école des filles et l’école des garçons.
  • Nous ne nous sommes pas connus à la maternelle, nous étant débrouillés pour attraper toutes les maladies d’enfant presque à la suite mais avec un décalage l’un par rapport à l’autre. Rétrospectivement une même impression nous en est restée de malaise, d’angoisse, de temps perdu, de gâchis. Il y avait de quoi. J’étais arrivé bien après la rentrée.
  • Et, pour me dessaler, un groupe de garçons me conduisit au pavillon des toilettes où ils s’emparèrent d’une fillette et pendant que l’un maintenait ses bras par derrière un autre abaissait la petite culotte pour que je constate l’absence de l’organe glorieux. Initiation perdue, je savais cela, passant mes journées avec une petite voisine mais j’entends encore les hurlements de la victime. Le machisme qu’on feint de redécouvrir vient de loin.
  • En ce temps-là les garçons portaient des culottes courtes qui leur permettaient de se couronner les genoux en toute simplicité. Mais quand la bise venait pour éviter le froid il y avait deux solutions : adopter le pantalon long comme les hommes ou, comme les femmes, mettre des bas, de laine en l’occurrence, tenus par des jarretelles qui se boutonnaient sur un corset. La mère de Pierre et la mienne avaient adopté cette deuxième solution. Mal leur en prit car Pierre et moi nous nous sommes soutenus dans l’esprit de résistance. Nous refusions d’être taxés de filles en vertu du machisme ambiant que j’ai évoqué, nous ne voulions pas à la sortie des classes nous faire tabasser comme ce camarade surnommé justement « la fille » à cause de ses magnifiques volutes de cheveux blonds que sa mère n’avait jamais voulu sacrifier et le pire c’est qu’une fois arrivé chez lui il ravalait ses larmes avec sa tartine beurrée et chocolatée parce qu’il ne voulait pas reprocher son attitude à sa mère. La question des sexes une fois résolue, nous nous attaquâmes à un vrai problème : le père Noël existait-il ? Pierre menait une enquête d’où il résultait que non et il me convainquit rapidement, si bien que le problème changea de nature pour moi en tout cas : comment cacher à toute ma famille que je savais la vérité, au risque de ne plus avoir de cadeaux ? Nous discutions de tout pendant la récréation et parfois en classe puisque nous étions voisins de table et que nous savions lire bien avant la date prévue. Ce bonheur si opposé à l’angoisse des maternelles prit fin la troisième année en raison de l’intrusion de l’histoire dans nos vies. Pierre se replia sur Saint Pierre le Moutier en raison de la mobilisation de son père et de son oncle dont les femmes tinrent la librairie. Jusqu’à la fin du primaire j’eus un nouveau voisin de table qui me laissait indifférent. Son rêve, qu’il réalisa, fut d’épouser la fille unique du marchand de parapluies, un riche commerçant dans une cité qui de saint Médard en saint Barnabé faisait souvent penser à un pot de chambre. Oui, on a changé d’époque.
  • Les deux événements les plus importants de la guerre vue de Nevers furent vécus séparément par nous. L’effondrement de l’armée française en mai 1940, la débâcle du pouvoir et de l’administration, Pierre en fut le témoin de sa fenêtre dans la grand rue de Saint Pierre le Moutier. C’était un défilé interminable et désordonné de fuyards fatigués ou colère allant du nord vers le sud. De mon côté je me trouvai embarqué avec une partie de ma famille. La nuit on prit des trains à travers la plaine, puis un taxi et on se retrouva échoué à Limoges. On fit retour discrètement cinq semaines plus tard et l’événement qui avait causé un break dans nos existences disparut des conversations. Mais il fit retour dans les nôtres et un de nos amis établit une bibliographie commentée de tous les récits, romans et poèmes qui retraçaient ces journées incroyables mais vraies. Aucun éditeur n’en a voulu jusqu’à maintenant. Sait-on que le seul manifeste du 18 juin qui a laissé des traces c’est celui de Marina en l’honneur de l’anniversaire de Pierre ? Celui de De Gaulle n’a pas été enregistré et nul ne sait si celui du 23 juin le reproduit exactement. La légende de la France victorieuse entre les alliés a donc pris forme à partir d’un fantôme.
  • L’autre événement qui mérite cette qualification est survenu quelques semaines avant la libération qu’il était destiné à favoriser : ce fut le bombardement nocturne de Nevers en juillet 1944. Le triage était visé mais une erreur dans les fusées de couleur fit bombarder aussi le centre ville et notre faubourg ouest mais la rue de la Rotonde fut épargnée. Pierre n’y était pas et de Saint Pierre il vit sans doute les avions faire demi-tour pour reprendre la direction de Londres, ces mêmes avions dont j’avais eu pendant une heure l’ombre portée au-dessus de moi parce que au bout de leurs petits parachutes que le vent déportait lentement des fusées blanches éclairaient la scène a giorno. Je sus le lendemain que mon enfance était finie.
  • L’amitié entre Pierre et moi ne fut pas qu’un long fleuve tranquille. Les inévitables services militaires nous séparèrent de longs mois à des époques différentes. Mais jamais, au grand jamais en nous retrouvant nous n’avons eu ce choc de retrouver dégradé ce visage qu’on croyait voué à la fontaine de Jouvence comme il m’est arrivé, et sans doute à Pierre aussi face à d’autres perdus de vue trop longtemps. Je repense aussi à ce passage du Temps retrouvé dans lequel le narrateur, invité à une réception, s’apprête à reprendre langue avec d’anciennes relations mais ô stupeur il ne reconnaît personne. Une blancheur fantomatique s’est répandue sur les barbes et les chevelures et il ne dispose que de la voix inchangée pour identifier telle ou telle personne. La voix. C’est à quelques pages de celles-ci qui pointent la lanterne magique du temps rendue exceptionnellement visible au moyen d’un rassemblement de vieillards présentés comme des fantoches, des poupées immatérielles, que l’autre aspect du temps, miraculeux, la mémoire, incite à faire une œuvre grâce à ce rappel d’un passage des Mémoires d’outre-tombe : « Hier au soir je me promenais seul… Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive juchée sur la plus haute branche d’un bouleau. A l’instant ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. »
  • Le temps est assassin et l’air du temps toxique mais on peut parfois au milieu de cette dimension qu’on croyait intraitable éveiller ou réveiller des paradis perdus. C’est ce que Pierre et moi avons souvent tenté de faire en écoutant des poètes, en visionnant des films, en visitant des galeries. Au baptistère de Pise le guide lance quelques notes qui se répercutent, se mélangent et finissent par faire entendre la musique des anges. Voilà ce qui, hélas, ne risque pas d’arriver à ce poème que j’ai un jour consacré à Nevers et dédié à Pierre, la seule excuse à ce texte maussade étant sans doute que Nevers n’inspire pas la gaieté.

NEVIRNUM
Nevers ville des vents
A remonter son col
Ville trouée de balles
(la Loire et le canal)
Vieille ville des plaies
Nevers ville des pluies
Marche échine courbée
Comme femme en prière
Pas caractéristique
A peine sarcastique
Ce portrait d’une ville
Que j’aimerais revoir
(le canal et la Loire)
Comme j’ai découvert
Telle ville étrangère
Que j’ai aimée un temps
La nuit qui vire au bleu
Sur le palais ducal
Et ses os de lumière
Saillants la cathédrale
Ici on a pleuré
Bérégovoy aux chiens
C’était un premier mai
L’hiver on a tourné
Un conte de Rohmer
Où j’ai même joué
Un rôle involontaire
C’était une autre ville
C’était en d’autres temps
Glissez ardoise et Loire
D’acedi-a en gloire
Nevers m’est étrangère.
Pour Pierre Benoist,
Son ami Marc POUPON, le 10 juillet 1996