Cahier de Léon Hogard 1918 (1)

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  • L'hiver 17-18 est moins rigoureux que celui qui l'a précédé, cependant il fait froid avec de la neige et de la gelée. La veille de l'an, nous embarquons en chemin de fer à Maron, prévenus une heure avant, comme toujours. Le voyage est glacial dans ces wagons à bestiaux et c'est frigorifiés que nous débarquons dans la région de Verdun. Après deux pauses d'environ 10 kilomètres (de quoi nous chauffer les pieds), c'est le cantonnement dans les granges. Nous travaillons quelques jours à l'aménagement d'un terrain d'aviation, armés de pelles, de pioches ; la boue glacée gicle à chaque coup et, tant bien que mal, le travail avance.
    Mes souliers prennent l'eau comme des éponges et il fait si froid dans cette grange. Un matin, il m'est impossible de chausser mes brodequins ; mes pieds sont enflés, je ne les sens plus ! Je me fais porter malade et le major, à la vue de mes pieds, prend une épingle et l'enfonce dans mes orteils jusqu'au moment où, la sensibilité atteinte, je retire mon pied.
    La fiche d'évacuation orne ma veste pour la troisième fois : j'avais les pieds gelés.
    Pendant que je me dirige vers l'ambulance XVII avec d'autres camarades, le 9e Zouaves monte en ligne et prend les tranchées à Verdun, cote 304.
    Après un mois de soins et quinze jours de convalescence, je retourne au dépôt divisionnaire qui suit à l'arrière tous les mouvements de la division.




  • Au mois de mai, les Allemands percent de nouveau, à la jonction des armées anglaise et française. Le 9e Zouaves, lancé à l'assaut en terrain découvert, arrête l'avance allemande dans son secteur. Mais les pertes sont telles que les renforts du dépôt divisionnaire ne suffisent pas à combler l'effectif.
    À Vignacourt (Somme), j'ai vu les Ecossais se replier au son de la cornemuse ; ce n'était pas un régiment mais une troupe en débandade. Ce qui nous choquait, c'est que presque tous portaient le fusil la crosse en l'air, ce qui ne nous était pas permis.
    Versé à la sixième compagnie (lieutenant Frère), je ne regrettais pas la 7e. Les marches continuent. Jamais plus de 24 heures dans le même cantonnement. La poche faite par les Allemands est vaste et le canon gronde sans cesse.
    Un soir, nous devons relever l'infanterie de ligne, quelque part devant nous. La nuit est très noire et la traversée d'un bois, en colonne par un, est une rude épreuve. On se tient par la capote pour ne pas se perdre. Le petit jour nous surprend, allongés dans le fossé d'une route, au fond d'une étroite vallée. Le calme est total ; pas de liaison, il faut envoyer des patrouilles. Je suis désigné avec mon escouade pour reconnaître ce qu'il y a devant nous. Une marche silencieuse commence, comme à l'exercice, un zouave en pointe, puis deux, moi-même et un de chaque côté, en flanc garde, puis d'autres échelonnés derrière.
    La progression n'est pas facile ; le terrain est garni de buissons, de talus ; en face, un bois. Cependant, on avance, courbés ou à plat ventre.
    Notre but est atteint. Le bois devant est occupé par des "bleu horizon", ainsi qu'une ferme sur la droite. Nous rentrons et je rends compte de ma mission.
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    J'apprends alors que les Allemands occupent le village de Coeuvres, à quelque quinze cents mètres sur notre gauche. Contrairement à l'usage, on ne creuse pas de tranchées, seulement des trous individuels.
    Le lendemain, à l'aube, nous partons à l'attaque du village, en glissant vers la gauche en tirailleurs, l'arme à la main, les sections écartées en profondeur sur cinquante mètres. Un bruit infernal de moteurs se fait entendre : ce sont les tanks qui viennent sur la route pour nous appuyer.
    C'est parti : l'heure de la contrition est arrivée ; la fusillade, l'éclatement des grenades, les obus font un bruit infernal. La section est arrêtée par un ruisseau de trois à quatre mètres de large et très profond. Le lieutenant Cheviron m'ordonne de rester le dernier pour faire suivre pendant que la section traverse le cours d'eau sur un gros arbre qu'un obus a abattu en travers du ruisseau. C'est long. Enfin, c'est mon tour ; mais où est la section ? Je rassemble les traînards et nous allons de l'avant. Nous trouvons un char versé dans un trou d'obus, plus loin un autre et puis d'autres. J'en conclus que les conducteurs s'arrangeaient pour les mettre en panne.
    Enfin, je rejoins la section sur le plateau et je rends compte au lieutenant de mon arrivée et lui signale deux blessés. Il me reçoit froidement. Ma tête ne lui revient pas ; à mon arrivée à la compagnie, il m'avait collé quatre jours de consigne parce que deux de mes gars n'avaient pas plié leurs serviettes de toilette sur leurs paquetages dans le grenier, avant de partir à l'exercice.
    Ici, la section creuse des éléments de tranchées dans des champs de blé en épis, pendant que deux chars patrouillent devant nous. Tout à coup, un soldat allemand se dresse près d'un char et, monté sur l'avant, il tente de tirer par le trou de visée. Alors, la porte du char s'ouvre et un homme le foudroie d'un coup de revolver. La ronde continue, puis les chars nous quittent pour l'arrière.
    Ces chars sont merveilleux. Il me semble qu'ils vont finir la guerre, à condition que ceux qui les conduisent en aient un peu dans le ventre.
    Pour arriver sur le plateau, ils avaient fait une trouée en traversant un bois de sapins ; les arbres avaient bien dix centimètres de diamètre et, cependant, ils étaient couchés, déracinés. Quant aux fantassins qui les suivent, ils doivent les soutenir par un feu nourri.
    Les bidons sont vides. Je me permets de demander au lieutenant d'envoyer deux hommes chercher de l'eau. Il refuse, prétextant que la soupe allait nous parvenir. J'essaie de lui faire comprendre que c'est impossible ; peine perdue.
    Vers quinze heures, je réunis moi-même quelques bidons et je vais trouver le commandant de compagnie, je lui explique la situation et lui demande l'autorisation d'aller à l'eau. Il me dit : "Allez, Hogard !" Je me dirige vers le ravin et, miracle ! je trouve une source à mi-pente ; un obus l'a creusée et l'eau est claire. Les obus allemands arrosent sans arrêt le ravin. Il ne fait pas bon y séjourner. Je bois un bon coup, remplis les bidons sans les défaire de mon épaule et je remonte.
    J'avais à peine fini qu'une rafale encadre la source ; par chance, j'étais couché. J'offre en passant un peu d'eau au lieutenant Frère, qui me dit en avoir, ajoutant : "Portez-la là-bas !"
    Je suis reçu avec reconnaissance par la section, mais Cheviron refuse le quart d'eau que je lui offre. Pauvre bleu ! C'était son premier combat et son dernier, comme vous le verrez plus loin. En nous faisant croire à un ravitaillement, il se moquait de nous. Nous avions touché, au départ, un jour de vivres, viande froide, chocolat, une boule de pain. Tout cela était loin.
    Dans la soirée, un agent de liaison passe le long de la tranchée ; le blé lui monte à la ceinture. Il nous annonce que nous allons attaquer. Et voilà encore une fois le "trouillomètre" remonté. Quelques instants après, le sous-lieutenant appelle les gradés à lui ; deux sergents et trois caporaux se réunissent autour du trou qu'il occupe, et voilà ce qu'il nous dit : "Nous allons avancer en glissant sur notre gauche. Nous sortirons des tranchées, face à l'ennemi, l'arme au pied, baïonnette au canon et au garde à vous. Je commanderai "à gauche, marche!" Nous marcherons jusqu'au moment où je dirai : "à droite, halte !" et nous recreuserons nos trous face à l'ennemi. Je veux qu'on m'obéisse au doigt et à l’œil, et pas comme Hogard, ce matin, autrement..." Et il saisit un fusil et me met en joue. Décidément, il était nerveux.
    Nous regagnons nos places et transmettons les ordres. Le moment où les plus braves sentent leurs tripes se tortiller est arrivé. C'est l'heure H. La nuit arrivée n'est pas très noire encore et la manœuvre s'exécute de façon impeccable. Nous avançons, en colonne par un, l'arme à la main, quand tout à coup un commandement éclate, d'une voix très forte : "Changement de direction, à gauche, pas gymnastique, marche ! En avant ! En avant !" J'ai compris. Il nous avait trompé. La droite de la ligne se rabat en courant, la baïonnette haute. En entendant cette voix forte, les Allemands, qui guettaient, déclenchent un de ces feux de barrage maison. Tout y est : fusils, grenades, mitrailleuses, obus. Le point de résistance que l'on devait enlever crache des flammes de tous côtés.
    Notre course folle est arrêtée par des fils barbelés. Je suis à genoux, tirant à répétition sur des flammes de fusils qui jaillissent à vingt mètres de moi. Tout à coup, mon fusil me tombe des mains et ma main gauche est inerte : je suis blessé. Je demande à un camarade de faire mon pansement et cela dans un trou d'obus, au milieu de la mitraille... Une fois lancés, on ne pense plus au danger, à la mort !... J'entends un jeune qui dit que son fusil est enrayé. Je lui passe le mien : j'ai encore cinq balles à tirer dans le magasin. Je reste un instant couché, le barrage allemand est infernal." Vous direz au lieutenant que je suis blessé!" Il avait dit qu'il ne voulait pas que les blessés quittent la ligne sans l'avertir. Je pars vers l'arrière, au travers de la mitraille. J'avais fait cinquante mètres, je me jette à plat ventre et un obus éclate si près que la terre me gicle à la figure. Je me relève d'un bond et repars à la lueur des fusées allemandes. J'aperçois le bord du plateau et m'y réfugie dans un trou-abri, pour souffler. J'écoute, comme une bête aux abois. Il me semble que la fusillade se rapproche.
    Je pense à une contre-attaque allemande et, en tâtant autour de moi, je mets la main sur un mousqueton de mitrailleur. Je l'arme d'une main, dans mes genoux, prêt à me défendre. Ce n'était qu'une illusion.
    Les obus arrosent toute la vallée et, entre deux rafales, je quitte mon abri et je dévale à toute vitesse la pente très raide, en faisant attention de ne pas me cogner aux arbres fruitiers. À la lueur d'un éclatement d'obus, j'aperçois un trou d'ombre. Je m'arrête pile. Un pas de plus et je dégringolais peut-être à dix mètres plus bas. La Providence me protège ! Je n'en doute pas !
    Je rejoins la route par la gauche, en suivant le bord avec précaution, et je trouve un agent de liaison du bataillon, qui me conduit au poste de secours, non sans avoir bu un bon coup, à même le bief du moulin.
    Le toubib Hervé, qui me connaît depuis longtemps, me reçoit, me fait un nouveau pansement réglementaire et m'accroche la fiche. Il m'apprend que, ce soir, je suis le premier blessé et il renvoie l'agent de liaison à son poste, d'un ton qui ne laisse pas de doute sur le comportement de cet agent, quand ça barde un peu.
    C'est un brave major. J'ai dû lui raconter notre attaque du soir dans les détails. Il m'apprend que le régiment a fait 900 prisonniers et pris le village de Coeuvres, le 11 juin.
    Dans cette journée, j'ai assisté à la plus grande concentration d'aviation que j'ai vue de la guerre. Soixante avions évoluaient au-dessus du champ de bataille. Piqués, glissades, montées en chandelle, giclées de mitraille. Les Allemands quittèrent le combat en laissant tomber des bombes, même sur leurs lignes. C'était spectaculaire ! Mais nous, les pauvres rampants, nous recevions les morceaux.
    Le transport des blessés s'effectue en ambulances automobiles : poste régimentaire, puis [poste] divisionnaire et [poste d'] armée, ambulances conduites par des femmes.
    D'immenses croix rouges marquent les toiles de tente d'une blancheur immaculée. Nous sommes reçus par de nombreuses infirmières au travail rationnel. Dans la salle d'opération, trois majors opèrent. Des bras, des jambes, des linges sanglants emplissent des poubelles à cet usage. Dans les champs, une équipe de terrassiers creuse des trous et enterre sans arrêt. Ce chantier lugubre est à 500 mètres et il me semble y voir un tas de cercueils.
    Et c'est le tri avant l'embarquement pour l'intérieur. Nous avons dormi au château de Crépy-en-Valois.
    Le matin, les ambulances sont là, qui doivent nous conduire au train. Je monte à côté du chauffeur et un aumônier s'approche. J'étais zouave, cela lui suffisait. Il me demande où j'avais été blessé. Le regardant bien, je lui dis que sa figure ne m'était pas inconnue. "D'où es-tu ? - De Nancy. - Je suis ton évêque. - Comment t'appelles-tu ?" C'était mon cousin, le chanoine Hogard, aumônier au 11ee d'Infanterie. Par lui, ma mère a appris que j'étais blessé ; c'était la quatrième fois.
    Nous menons la vie de château à l'hôpital de Beaugency, sur les bords de la Loire, pas très loin d'Orléans : un peu plus d'un mois d'hôpital et quinze jours de convalescence.

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  • Nous sommes dans la région de Guise et Landifay, pas très loin d'où j'ai été blessé le 29 août 1914. Nous devons relever en première ligne une unité d'infanterie de ligne. Les sacs sont bouclés, nous sommes équipés. La maison plaisante que nous occupons ne possède pas un brin de paille, c'est à même le plancher que nous avons dormi. Il fait déjà froid. Les heures passent, sans que l'ordre de départ n'arrive. Défense de se déchausser, mais je l'ai fait quand même.
    Dans le courant de la nuit, j'entends du bruit dans la cour. Je descends en vitesse. J'y trouve un agent de liaison qui crie que la guerre est finie.
    Je n'en crois rien et, pourtant, je remonte en vitesse annoncer la bonne nouvelle qui laisse tous les gars sceptiques, et quelques-uns me traitent de menteur. C'était pourtant vrai et on nous avait laissés ignorer les préliminaires de paix, pour ne pas démolir notre moral.
    Finie la guerre ! Finies les alertes ! Plus de peur du lendemain ! Fini le tac-tac des mitrailleuses ! Fini l'écrasement étourdissant des marmites ! Fini aussi l'étalement des petits tas sombres, éparpillés dans les ravins, les bois, les plaines, les trous d'obus ! Finis les appels interminables des blessés dans la nuit, qui demandent du secours, et qu'il est pratiquement impossible de leur [en] donner ! Tant de souffrance et de misère nous ont rendu le cœur dur !
    Celui qui n'a pas vécu ces heures tragiques ne peut se figurer quelle a été la vie des fantassins : sales, pouilleux, mal vêtus, et cette mentalité revenue bestiale explique en partie les beuveries des jours de repos. L'idéal est devenu un bidon de pinard. - Voilà l'infanterie de 1918 !






Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par Martine NOËL le 19 janvier 2018