Cahier de Léon Hogard (suite 2)

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Première permission et promotion

  • Étant un des plus anciens de la compagnie pour la présence au combat, je fus de la première fournée de permissionnaires avec dix jours, voyage non compris.
    Je revis Tonnoy tout changé. Mon village servait de grand repos aux troupes occupant le front très calme de Lorraine. Ma classe n'est pas encore mobilisée ; je fais figure de phénomène. J'avais déjà vu bien des coups durs !
    Puis c'est une des périodes d'exercices intenses dans les dunes, au nord de Dunkerque, à Zuydcoote. Nous couchons sous la tente et, le soir, les plus hardis s'évadent tout nus et parcourent deux kilomètres sur le sable de la plage pour retrouver la mer et s'y baigner. C'est là que j'ai appris à manger des crevettes, offertes à cinq sous la gamelle par les habitantes d'un petit village de pêcheurs.
    Puis, c'est le départ par le train et nous débarquons au sud d'Arras ; le bataillon est cantonné à Fosseux. Tous les soirs, munis de pelles et de pioches, nous allons en avant de la première ligne et creusons des boyaux et des tranchées de départ, en vue d'une prochaine offensive : l'offensive du 25 septembre 1915 au sud-est d'Arras.
    Les paysans soldats se tirent assez bien de la tâche qui leur est imposée, mais les autres peinent et il faut leur donner la main pour terminer et rentrer avant l'aube. Les caporaux sont astreints au travail (ordre de Pétain), ce qui fait récupérer seize ouvriers par compagnie, mais la discipline en souffre, à l'arrière.
    Les travaux d'approche seront à peine terminés pour le 25, jour J. Les tranchées sont peu profondes et les boyaux trop étroits. En creusant le long de la route, nous avons mis à jour deux squelettes et notre lieutenant nous a dit que c'étaient probablement les restes de deux soldats de Napoléon. J'ai alors pensé que dans cent ans, d'autres mettraient aussi nos ossements au soleil ! Bien triste perspective !
  • Un soir, en arrivant au chantier devant les premières lignes, les éclaireurs rapportent qu'une de nos tranchées de départ était occupée par les Allemands. Il fallait donc la reprendre. Le sort veut que ce soit notre section et une unité de la 10e Compagnie qui doivent les en chasser.
    L'aspirant me fait appeler et me commande de reconnaître un élément de tranchée qui doit nous servir de base de départ.
    Je désigne donc trois grandes gueules : Vaillot, Couture et un autre, de partir les premiers. En cela, j'exécutais les ordres, ne devant pas, moi, caporal, m'exposer en premier. Après m'être rendu compte trois fois qu'ils n'avaient pas bougé et qu'ils restaient vautrés dans leur trou, je leur ai distribué quelques coups de crosse.
    J'ai alors demandé à un Breton, Duverne, de remplir la mission : ce qu'il fit aussitôt, et je le suivais à quelques mètres. L'impatience de l'aspirant était grande et je pus enfin lui envoyer un coureur pour l'informer que ma mission était remplie.
  • La section arrive donc à la queue leu leu et prend position, baïonnette au canon. Nous devons nous élancer, dans le plus grand silence, au coup de sifflet venu de gauche. Et le sifflet retentit. Nous bondissons, droit devant nous, dans la nuit, baïonnette basse. Voici le parapet de la tranchée. Nous sautons dedans et... rien : elle était vide. L'aspirant ordonne de faire l'appel dans chaque escouade et, chez moi, il manque Vaillot, Couture et l'autre ; les froussards n'avaient pas suivi. J'en rends compte et nous retournons à notre chantier sans recevoir un coup de fusil.
  • Et c'est le jour J, l'heure H. 25 septembre 1915. On nous a dit que c'était la percée ; les moyens sont grands. C'est la montée en ligne sous les feux de barrage ennemis. Les boyaux sont trop étroits. Malheur à qui tombe, même blessé, il est défendu de s'arrêter le plus petit instant, pour le secourir. C'est ainsi que mourront quelques blessés, piétinés bien involontairement par leurs camarades.
    Arrivés en première ligne, nous prenons l'emplacement de la troisième et de la quatrième sections, parties à l'assaut. Etant signaleur, je dois rester en liaison à vue avec ceux qui sont partis. Malgré un bombardement effrayant de notre première ligne par tous les calibres allemands, les nôtres, zouaves et tirailleurs, atteignent un bois ; quant au[x hommes du] 418e, ils sont arrêtés par les réseaux barbelés allemands intacts.
    Alors, voyant les Allemands sortir de leur tranchée, je pose les panneaux et vise soigneusement un Allemand, sorti le premier. Il tombe. Je pense que c'est moi qui l'ai touché, car personne ne tirait encore chez nous. Il n'en fut pas de même quand j'eus gueulé : "Feu à volonté ! Voilà les Boches !" Et voilà une bagarre terrible. La fumée est si dense qu'on ne voit plus rien. Certains obus allemands dégagent à l'éclatement une fumée jaunâtre qui prend à la gorge.
    Des deux sections parties à l'assaut, il n'en est revenu que quelques-uns et des tirailleurs encore moins. Ils furent faits prisonniers dans le bois par les Allemands. J'avais capté leurs signaux, demandant du renfort, je les ai transmis mais les renforts ne sont pas venus : il n'y en avait pas.
  • On nous avait trompés ; notre attaque n'était qu'un dérivatif pour fixer les renforts allemands, le grand coup se passant en Champagne ; nous l'avons appris plus tard.
    L'adjudant qui commandait la troisième section était tombé entre les lignes, lors de l'attaque. Un zouave, Pougnet, alla le chercher sur son dos, en marchant à quatre pattes. Il fut même blessé à la main, au moment où il nous passait notre adjudant pour le descendre avec précaution dans la tranchée.
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  • Un 210, tombé dans la tranchée derrière notre pare-éclats, fit dans la section huit victimes, trois dont nous avons mis les débris dans trois toiles de tentes, liées aux quatre coins.
    Favin, un Breton, le bras sectionné au ras de l'épaule, est mort dans les bras d'un camarade, pendant que le sang coulait à flot, par saccades. Il est parti pour l'éternité en disant paisiblement : "Jésus ! Maman !"
  • Voillot est blessé au genou. Héméric, un pied coupé à la cheville, demande qu'on l'en débarrasse. Il demande une cigarette allumée au major qui l'ampute au poste de secours de première ligne. Le quatrième mixte a beaucoup souffert et, le pourcentage de pertes étant atteint, nous sommes relevés.
  • Revenue en troisième ligne, mon escouade, bien réduite, est de corvée d'enterrement. J'ai pour mission de creuser une fosse collective dans un potager, près d'une usine. La fosse n'étant pas assez vaste, je suis obligé d'empiler les cadavres sur champ, car sur le dos ils n'auraient jamais tenu dans la fosse. Le nom de chacun est mis dans une bouteille, placée à la tête, suivant l'ordre qu'ils occupent dans leur dernière demeure.
  • J'ai oublié de signaler qu'avant l'attaque du 25 septembre 1915, le régiment avait reçu la fourragère couleur médaille militaire, au cours d'une revue de toute la division, passée par le général Fayolle. C'était très impressionnant : défilé devant le général ; l'infanterie, baïonnette au canon, au son des musiques militaires ; la cavalerie avec ses trompettes ; l'artillerie et tous les trains régimentaires. Rien n'y manquait. C'est aussi en juin ou juillet que j'ai été nommé caporal et cela mérite d'être conté.
  • Un jour, le lieutenant Giraud, après m'avoir rendu mon salut, me dit qu'il me fallait coudre mes galons. Je le regardais, ahuri ; j'étais chef d'escouade ; je passais d'une escouade à l'autre pour remplacer un caporal blessé ou tué. Je lui fis remarquer que je n'avais pas le droit de coudre des galons et que ce n'était pas la peur qui m'empêchait de le faire.
    Je l'entends encore me dire : "Ah ! Tu n'es pas caporal, eh bien ! Tu le seras !" Huit jours après, à la suite d'un examen pratique d'une patrouille au combat que je réussis facilement, j'eus le droit de coudre deux galons de laine, ainsi que trois camarades.
  • Nous embarquons et prenons la direction du Nord et débarquons à Noeux-les-Mines (Pas-de-Calais). Cantonné à Barlin, j'ai le plaisir de rencontrer deux camarades d'école de Tonnoy. Nous passons l'après-midi ensemble ; c'est Louis Siron et Charles Moureau, tous deux du 32e d'Infanterie. Nous nous faisons photographier, pour commémorer notre rencontre.
  • Et puis c'est la première ligne, dans des tranchées précédemment occupées par les Anglais. Devant nous, Loos-en-Gohelle ; derrière nous le village du Maroc. Les collines de scories, dites "crassiers", sont occupées par les Allemands qui nous canardent facilement par tir plongeant. Les Anglais se sont fait prendre quelques positions, ainsi qu'en témoignent les débris d'équipements qui jonchent le terrain autour de nous.
    Mais les zouaves sont là et, d'un secteur calme, ce sera bientôt un enfer. Notre tranchée est barrée par une montagne de sacs à terre et les Allemands occupent l'autre extrémité. Il faut la leur reprendre.


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  • Bataille le 11 octobre 1915, devant Loos. Mon escouade est désignée pour ce travail. Le sergent Gentil prend la tête et culbute le barrage, et moi, je dois faire suivre les combattants et boucher les vides. L'heure H sonne ; c'est parti. Les grenades volent ; notre artillerie fait barrage devant nous. Les Allemands nous canardent du canon et de la mitrailleuse.
    On me fait passer : le sergent est tué et rien n'avance plus. Je sors sur le parapet pour me porter en avant et je m'aperçois que les Allemands se défilent. Je m'agenouille et tire plusieurs coups à répétition sur les fuyards. Ai-je touché ? Je n'en sais rien.
    Un obus éclate à quelques mètres ; mon fusil est arraché de mes mains ; mon bras droit, inerte, refuse tout service. Je me retrouve dans la tranchée sans savoir comment ; j'aperçois le sang qui coule au bout de mes doigts. De la main gauche, je prends dans mon sac ce que j'avais de personnel, pour l'enfouir dans ma musette. Je rends compte au lieutenant de la situation et je pars au poste de secours, sous un feu de barrage maison. Les obus ne manquaient pas à ceux d'en face. Je passe aux cuisines, où l'on me donne un quart de jus, et l'on m'indique le poste de secours. Le médecin me dit que j'avais la bonne et me pendit au bouton de la veste la petite étiquette : sauf-conduit de tout blessé qui sort des lignes. Après [une] visite à l'ambulance régimentaire, puis à la division, j'échoue à l'hôpital complémentaire de Boissy-Saint-Léger. J'y retrouve un zouave de mon escouade : le fameux Couture. Il est là depuis le 25 septembre. Il m'avoue qu'il s'est blessé lui-même, en se tirant une balle dans la main, au-travers d'une demi-boule de pain. Le docteur qui le soigne le soupçonne de s'être mutilé, mais il doit être bon et ne dit rien.
    Cet hôpital est dans un collège protestant de jeunes filles, au milieu d'un grand parc boisé, entouré de murs. Il foisonne de gibier : lapins, faisans et daims.
    À notre arrivée, nous sommes dépouillés de nos uniformes en loques, qui passent à l'étuve, puis lavés, savonnés, brossés dans une baignoire remplie d'eau chaude. C'est le seul hôpital où j'ai été si bien traité. Il est vrai que mon bras droit refusait tout service. C'est une infirmière qui m'a lessivé.
  • Pour 1915, la guerre est finie pour moi : un mois d'hospitalisation, 15 jours de convalo et retour au dépôt vers le 11 décembre 1915.
    En cette seconde année de guerre, la technique est changée : plus de coups de main incessants, nos grenades sont pratiques ("citron foug") ; on les percute sur la crosse du fusil sans les décapuchonner. Du côté allemand, c'est toujours les mêmes fusils et les mêmes grenades.
  • J'ai donc rejoint Rosny-sous-Bois, dépôt du 4e Zouaves et j'y retrouve le capitaine Devaux, qui était venu en renfort et commandait ma compagnie en mai à Ypres. Je n'étais pas peu fier quand il m'a reconnu et serré la main, d'un air ému, devant tout un personnel masculin et féminin qui remplissait le bureau. Sur sa demande, je lui ai donné des nouvelles de la compagnie depuis son départ. Il fallait voir sa nouvelle unité, mâle et femelle, toutes affaires cessantes, m'écouter bouche bée.
    Sur ma demande expresse, retour à Saint-Denis, dépôt du 1er Zouaves, mon régiment d'origine, n'étant venu au 4e qu'en renfort.
    Arrivé au fort de l'est (Saint-Denis), le sergent-major, après quelques recherches, me dit qu'il ne me trouvait pas sur l'effectif de la 20e Compagnie, temps de paix, et m'avoue qu'il est passé 45000 hommes par le dépôt du 1er Zouaves. C'est affreux ! Il y a les tués, les blessés et les cavaliers qui, versés aux zouaves, ont fait le 7e, le 8e, le 9e. Les zouaves sont partout : au Maroc, en Algérie, en Tunisie, aux Dardanelles, à Salonique ; je crois même qu'il en est allé en Italie.
    Au dépôt, à la grande caserne, à l'heure du rapport, je bouscule un zouave en m'approchant du carré pour écouter mieux. Ce zouave, mécontent, m'engueule et stupeur ! je reconnais Yon Désiré, parti depuis longtemps blessé. C'est mon camarade de combat à Roclincourt, celui-là même qui avait été témoin de mon refus d'obéissance au sergent Clady. Mais le plus fort, c'est qu'il ne me reconnaît pas, malgré tous les détails que je lui fournis. Enfin, il m'avoue qu'il était amnésique, à la suite d'une explosion, et qu'il ne se rappelait plus son nom que grâce à ses papiers trouvés sur lui. Il avait d'autres camarades et je ne comptais plus pour lui ; et pourtant, nous avions été plus que des frères. Quelle tristesse !
    Dirigé sur une compagnie d'entraînement, j'atterris à Gironville, petite commune de Seine-et-Oise, à la 5e Compagnie.
    Le Poste de Commandement du colonel est à Milly-la-Forêt. A quelques kilomètres, à Maisse-Milly, ce sont les gars d'infanterie coloniale.

Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par --Mnoel 22 septembre 2015 à 10:31 (CEST)