Breton Gabriel et la petite commandante

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  • La Première Guerre mondiale a pris fin le onze novembre 1918 à onze heures du matin. Sur le front occidental. Mais, dans l'Europe centrale et orientale, après l'effondrement des empires allemand, austro-hongrois et ottoman, des combats se sont poursuivis. La situation est restée très confuse, d'autant plus que la guerre civile faisait rage en Russie. Les nouveaux tracés des frontières, les déplacements de minorités ethniques, les règlements de comptes entre forces armées rivales ont créé un imbroglio en Pologne, ce pays constamment soumis au bon vouloir de ses voisins.
    Gabriel Breton, ancien combattant de 1914-1918, a rédigé en 1967 ses souvenirs de cette campagne et particulièrement sa rencontre avec une jeune femme officier(1).
  • "En ce printemps de l'année 1919, après avoir combattu plus de quatre ans en France, je me trouvais à la tête d'une troupe assez nombreuse près de Lemberg en Galicie(2), volontaire pour la délivrance de la Pologne. Ce pauvre pays était envahi par de nombreuses bandes ukrainiennes, communistes, ou simplement de brigands, tirant, pillant, violant. On avait formé en France une armée pour la libération de cette malheureuse contrée. L'armée Heller, composée uniquement de volontaires, encadrée solidement par les officiers et gradés français, volontaires également. Une belle force, tout à fait moderne.
    J'avais reçu le commandement d'un bataillon de cinq cents hommes et j'en étais très fier. Je passe sur tout le travail, les difficultés, les fatigues d'une concentration sous les murs de cette ville investie, prêt à entrer en action, et plein d'impatience.
    Ce jour-là, je reçus l'ordre d'aller relever une troupe qui était en position à quelques kilomètres de là, face à l'est, sur une voie ferrée menant à Tarnopol. À la tombée du jour, je me mis en marche, ce n'était pas très loin, quelques kilomètres, la ville était assiégée d'assez près.
    Une marche lente, pénible, butant sur la ligne de chemin de fer défoncée où traînaient des traverses, des rails, des matériaux, où l'on trébuchait à chaque pas, la nuit était très obscure, illuminée parfois de grandes nappes d'éclairs de chaleur, un air lourd, oppressant, tout de même rien de difficile, j'avais vu bien pire.
    Je marchais en avant, avec quelques gradés, mon petit état-major, ma troupe suivait judicieusement fractionnée.
    Vers la mi-nuit, nous aperçûmes une petite lumière venant au-devant de nous, les avant-postes prévenus m'envoyaient un guide, mais déjà nous étions près d'arriver.
    Nous aperçûmes bientôt une bâtisse, maisonnette de garde-barrière, la voie ferrée étant traversée à cet endroit par une route assez large, devinée par moments.
    J'entrai, une salle assez grande, avec quelques pauvres meubles, une table, deux ou trois chaises, un fourneau au coin duquel on voyait un samovar, un râtelier d'armes soutenant des carabines, le tout à peine éclairé par une lanterne sourde et quelques bougies fichées sur la table, mon interprète près de moi, je demandai le commandant. Une silhouette se détacha d'un petit groupe d'ombres, fit quelques pas dans ma direction, salua militairement : je restai étrangement ému et surpris. C'était une jeune fille.
    Je connaissais bien l'existence de bataillons uniquement composés de combattantes : Pilsudski, pour défendre sa patrie menacée, avait fait flèche de tout bois, et il le fallait(3). Des bataillons étranges avaient surgi de cette terre, bataillons de femmes recrutées au petit bonheur, venues des campagnes, des hameaux, des villes. Des toutes jeunes, des plus vieilles, des enfants, d'autres ridées auxquelles on ne pouvait pas donner d'âge. De toutes conditions, riches ou pauvres, intellectuelles ou ignorantes, venues de couvents détruits, où elles avaient été plus que molestées, ou ayant traîné sur les trottoirs des grandes villes... oui... des bataillons étranges, mais toutes liées par cette force magnifique, cette foi intense, cette religion si élevée, "l'amour de leur Patrie".
    On avait commencé à les utiliser dans les services, puis les hommes manquant, elles avaient appris à se servir de leurs armes... et elles savaient le faire.
    Je distinguais mieux la petite commandante, revêtue d'un cuir lui prenant toute la taille, moulée dans une culotte de cavalerie, chaussée de ses bottes de cuir, coiffée d'une "schapska" sous laquelle elle avait dissimulé toute sa chevelure. Un ceinturon soutenait un étui de revolver et également un étrange poignard suspendu à une boucle.
    Elle me fit prier de m'asseoir à cette table où elle avait préparé très intelligemment la relève. De petits croquis, emplacements des postes ; et près de la bâtisse où nous étions, elle avait fait édifier une espèce de retranchement, de réduit, où - je le devinais assez vite - elle n'eût pas hésité à se laisser massacrer le cas échéant.
    La relève commencée, elle donnait des ordres clairs et précis que je comprenais fort bien, des petits groupes s'enfonçaient dans la nuit avec leurs guides, elle fut un moment ennuyée par mon nombreux effectif, trois fois le sien, mais je la rassurais très vite, lui disant que nous avions l'habitude de nous débrouiller, que le nécessaire serait fait pour bien caser tout le monde et que du reste j'arrangerais cela à l'aube.
    Il se fit une pause, elle me regardait attentivement, puis se risquant, demanda à l'interprète qui nous étions. Il lui fut répondu que nous venions de France, que j'étais un commandant français ; elle sursauta et j'entendis... "Franzouski"..., elle me regarda plus intensément encore et se remit à questionner l'interprète... "Pourquoi étais-je venu là...? Pourquoi étais-je ici...?" Je cherchais alors à lui expliquer de mon mieux ce que représentait la Pologne aux yeux de certains Français, tout un passé si chargé de gloire et d'amour ! Nancy et ses rois, les Polonais dans les armées impériales et les lanciers à Somo-Sierra, les flots de l'Elster avec Poniatowski, Napoléon et Maria Walewska, sa dernière consolation de l'Ile d'Elbe. Également tant de compatriotes mêlés à nos guerres, nos luttes, nos révolutions, dont certains étaient tombés sur les barricades en 1848, et d'autres, dans le même amour pour la liberté et la justice sociale, en 1871 dans les rangs de la Commune, et combien de centaines d'autres n'étaient-ils pas venus de tous les coins du monde combattre dernièrement dans les unités de l'armée française, et ceux qui restaient n'avaient-ils pas contribué à former dès la fin de la guerre ces divisions d'Haller, encadrées, dirigées par des officiers français ?
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  • À mon tour je lui posais quelques questions sur ce qu'elle avait fait ces derniers mois. Depuis six mois, elle et ses compagnes combattant et marchant sans trêve à travers le pays, toujours bousculées et pressées par un adversaire implacable. Depuis quelques semaines, elles occupaient cette ligne, avaient à deux ou trois reprises subi une forte pression de l'adversaire, avaient perdu une dizaine de camarades tuées, d'autres blessées, elles étaient fatiguées et heureuses de notre venue. Mais, grâce à Dieu, elles s'étaient toujours tirées d'affaire plus qu'honorablement.
    Comme je regardais son poignard, elle me le tendit, me disant qu'elle l'avait trouvé sur le corps d'un officier ukrainien, tué lors de la dernière affaire... Je lui demandais si elle y était pour quelque chose, elle ne répondit rien, mais détourna la tête, j'avais compris.
    Elle voulut me faire accepter l'arme, c'était une belle lame dans une gaine d'ivoire, d'origine asiatique, tartare ou mongole. On trouve beaucoup de ces reliques d'un lourd héritage de guerres, d'invasions, de massacres dans ces contrées, où se sont affrontés tant de peuples, tant de générations. Je refusai en la remerciant beaucoup, ne voulant pas la priver de son trophée.
    Elle me fit présenter un quart de thé et des galettes de blé noir, s'excusant de la pauvreté de sa vaisselle. Pour n'être pas en reste, je me fis apporter ma musette, et lui donnant ce qui me restait de chocolat, elle n'en avait pas vu depuis des années, se hâta de partager avec ses compagnes présentes qui hésitaient à le croquer. Je lui demandai alors son nom : Stania Brunislawa, me répondit-elle, en me souriant pour la première fois.
    La relève se terminait, les derniers groupes rentraient et se rassemblaient devant la maisonnette, et sur son ordre, commençaient à s'engager sur la voie ferrée en direction de Lemberg, je me levai... elle restait toujours assise, songeuse, me fixant intensément, comme si elle eût voulu conserver une image de cet officier français, venu de si loin offrir sa vie pour la Pologne, sa patrie à elle. Puis brusquement, comme prenant une décision bien mûrie, se jeta presque à mes genoux, saisissant mes deux mains, qu'elle embrassait. Je me penchai moi aussi vivement pour la relever, mais avant que je pusse me rendre compte, elle avait passé ses deux bras autour de mon cou et, à la manière slave, posé ses lèvres sur les miennes, puis se relevant d'un bond, avait fait quelques pas en arrière, se dressant de toute sa petite taille, plongeant ses deux yeux noirs au fond de mon regard, me salua militairement. Je rendis machinalement le salut et m'aperçus alors qu'elle avait disparu dans la nuit avec ses deux dernières compagnes.
    Ceux qui m'entouraient me regardaient profondément troublés eux aussi, personne ne songeait à sourire, encore moins à plaisanter. Il me fallut quelques bons moments pour me reprendre, avant de recommencer ma tâche de paperasses et de préparer le lendemain ; une des siennes était rentrée très vite, comme si elle était venue chercher quelque chose d'oublié, et avait déposé sur ma table un petit paquet roulé dans un foulard aux couleurs polonaises : le poignard. Je n'eus pas le temps de remercier, j'avais le cœur trop serré, et ne pouvais qu'à peine contenir mes larmes.
    Quelques jours après, nous lançâmes une grande offensive, je ne fus pas tendre pour ceux d'en face; ce n'étaient pas des femmes mal armées, mal équipées qu'ils avaient en face d'eux, l'action ne dura pas longtemps, leur ligne fut bientôt enfoncée et leur retraite précipitée commença aussitôt.
    Je n'ai jamais revu ni entendu parler de ma petite commandante, ni d'elle ni de ses compagnes, je ne sais ce qu'elles sont devenues au milieu des guerres, des révolutions qui ensanglantèrent encore son malheureux pays. [...] Souvent dans mes nuits d'insomnie, je revis cette relève, la ligne de chemin de fer, la petite bâtisse, la salle où se mouvaient des ombres et il me semble parfois que je ressens autour de mon cou les bras de la si héroïque petite combattante polonaise : Stania Brunislawa. Mais je sais bien que je la retrouverai un jour, c'est sûrement elle qui viendra me prendre par la main quand j'arriverai là-haut pour m'emmener vers sa patronne, car en me penchant pour la relever, lorsqu'elle s'était jetée sur mes mains, j'avais, dans un éclair, aperçu à son cou une chaînette qui soutenait un petit médaillon : la Vierge de Czestochowa
    ."

(1) Gabriel Breton a dactylographié son récit le 18 juin 1967 et il l'a dédié à plusieurs jeunes filles, membres du mouvement des Guides de France. Document aimablement confié par M. Xavier Masson.
(2) La ville de Lemberg s’est appelée par la suite en russe Lwow ou Lvov. Elle appartient actuellement à l’Ukraine et son nom est orthographié Lviv.
(3) Jozef Pilsudski (1867-1935), premier président de la République polonaise, nommé en 1918 ; avec l’aide du corps expéditionnaire français commandé par Weygand, il repousse les Russes ; la Pologne augmente ses territoires à l’Est (Biélorussie) et en Silésie. Pilsudski démissionne en décembre 1922.


Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par Martine NOËL (discussion) 30 mai 2019 à 11:51 (CEST)