Breton Gabriel correspondances de juillet 1917 à septembre 1917

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Guerre 1914-1918 57.jpg

Le samedi, [lettre postée le 1er juillet 1917].

Ma chère Marguerite,
Beaucoup de travail tous ces jours-ci en vue d'un prochain déménagement que nous allons faire sous peu ; je pense partir aux travaux et je trouve que j'en serai très enchanté ; je préfère en effet faire un travail réglé que de courir de ci de là sans trop savoir pourquoi. J'ai écrit une lettre à mon oncle ces jours-ci, je pense qu'il la recevra avant son départ pour Paris. Je trouve que ça me plairait rudement de faire autre chose que ce que je fais actuellement ; j'ai trouvé une grande différence dans la manière de voir et de penser depuis l'année 1916 ; cette guerre transforme les gens et les choses très rapidement, on ne s'en rend bien compte quand on est tout le temps dans le milieu, mais on s'aperçoit vite quand on reste quelque temps absent. Je pense que nous avons encore pour quelque temps à nous battre encore et je ne partage pas la dernière des idées de mon oncle qui croit que ce sera fini en janvier. Tous ces parlementaires sont les mêmes, ils croient toujours qu'il y en a pour quelques mois ; il serait plus sage de prévoir pour quelques années et s'organiser en conséquence.
D'après les renseignements que j'ai reçus de Paris, une grève assez violente aurait éclaté dans l'usine où le père de Germaine est contre-maître et ça ne se serait pas arrangé tout seul(1). Si cette pauvre Germaine a péché un instant par vanité en nous racontant que cette usine était la plus belle et la mieux organisée, elle doit être assez punie à l'heure actuelle. C'est pourquoi il ne faut jamais dénigrer personne, car on ne sait jamais ce que les meilleurs peuvent faire. Peut-être as-tu eu quelques échos de cette affaire dans le pays où certainement quelques personnes ont dû le savoir.
Je passerai sans doute en allant aux travaux vers N... [Nancy] où nous séjournerons sans doute un jour ou deux, mais enfin il n'y a rien de rien à ce sujet.
Je n'ai plus guère de nouvelles de mes camarades du régiment. Je suis ici avec Milien qui était au lycée et un autre petit qui était soigné à l'hôpital japonais avec moi. Nous causons quelquefois, les copains avec Milien et ainsi nous savons que notre génération fournit une foule d'officiers... à l'occasion, comme on m'a dit il n'y a pas longtemps, tous ou presque tous sont tués, quelques uns mutilés.
Maman m'a écrit que Jailland et Lemaire aussi étaient tués ; sauf ceux de prépa qui ont pu être un peu moins exposés dans les armes savantes, les médecins ou patrons, il ne reste rien, rien, rien, c'est navrant ; en comptant l'autre jour par dix sur cinq classes, on pourra faire un sacré tableau d'honneur dans le parloir du lycée(2).
Je pense que tout est tranquille dans les fermes et que le bon Jarre est remis un peu de ses émotions. Envoyez-moi 100 F le 5 et les autres vers le 20, et ainsi de suite.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux. Il pleut aujourd'hui, orage sur orage. Le jardin doit être plein d'herbe.
G. Breton.

Le jeudi matin, [lettre sans date].

Ma chère Marguerite,
Aujourd'hui grand branle-bas, nous partons pour N... et demain nous serons près des lignes, affectés à une compagnie du génie pour faire différents travaux. Mon oncle m'a écrit hier une lettre ridicule dans laquelle il me prodigue des encouragements et me dit qu'il n'y a rien à faire pour l'Amérique ; je le savais et ne veux rien, rien faire ; pourtant il y a en France des [ill.] qui vont instruire les Américains, par conséquent il fait preuve de mauvaise volonté et d'inertie. Hier j'avais écrit une lettre que j'ai déchirée, mais qui ne contenait que trop la vérité ; en tous cas, j'espère que vous lui ferez comprendre que vous n'êtes pas dupes, ni moi non plus ; je vous enverrai une lettre demain ou après-demain, quand nous serons un peu plus tranquilles, pour le moment je suis assez dégoûté. Je vous enverrai ma nouvelle adresse dès demain quand je connaîtrai le n° du secteur postal.
Que fabriquez-vous à Decize ? Ici il fait aussi très mauvais. Tu me racontes que notre pauvre Boche a amené des gamins, c'est toujours ça, je pense que les Américains feront fureur à Nevers et que toutes les jeunes filles à marier vont trouver chaussure à leur pied.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.

Le dimanche 15 juillet

Ma chère Maman, ma grande sœur.
Aujourd'hui, j'ai 27 ans ; je reçois quatre lettres ou cartes de Decize pour l'anniversaire avec un des colis où il y a des pellicules et des dragées et des pruneaux fourrés. Nous avons mangé cela dans la maison délabrée où nous avons assez tristement fêté le 14 juillet. Bien sûr que ce pauvre anniversaire n'est pas bien gai, mais je veux quand même espérer que c'est le dernier que je passe ainsi et que nous serons plus joyeux et plus tranquilles l'année prochaine. La lettre de maman est pleine de rancœur contre l'oncle ; ça se comprend du reste, mais je ne me suis pas fait d'illusions, je me suis déjà battu, j'ai fait mes preuves et je n'ai pas peur de retourner me battre, je ne crois pas être obligé de passer par où j'ai passé, j'ai traversé toute la période héroïque avec la chance jusqu'au bout, j'ai bien confiance quand même. Je constate seulement [que] mon oncle est un incapable et un bon à rien, je ne veux même plus avoir à faire à eux, ils mentent tous, c'est surtout cela qui me dégoûte. Je sais qu'il faudra une foule de gens pour les Américains, certains sont partis ; moi, ici, je n'ai aucune nouvelle, détaché dans ce pays perdu et ruiné, où même les ruines disparaissent. Maintenant nous avons recommencé à revivre notre vie du service militaire au jour le jour, avec le travail quotidien sans plus nous occuper, c'est le mieux. Je n'espère en rien. Je n'ai plus confiance en personne, avancement, permission, gloire, récompense, etc, etc. Autant de mots ridicules dont on nous amuse. Je marche la route aussi bien que faire se peut, je suis complètement désillusionné sur tout ; au fait c'est peut-être parce que j'ai mauvais esprit mais combien nous sommes lassés de 1914 !! Nous travaillons sur le champ de bataille où l'armée de N... a arrêté en septembre 1914 les Boches de toutes couleurs. Les champs sont parsemés de petites tombes plus ou moins bien entretenues, soldats français, soldats inconnus.
Ceci devient [ill.] et cela me rappelle Sarrebourg, le Montagne, où nous avons fait notre devoir, sans médailles et sans brisques, avec le seul souci de faire convenablement, honorablement, comme me disaient les petites Japonaises, ce qu'il fallait exactement faire. Maintenant c'est fini, c'est la course à la récompense, c'est le dégoût de ceux qui ont fait beaucoup et qui n'ont rien. Les fanfaronnades de ceux qui n'ont rien fait et qui ont eu beaucoup. La guerre est devenue une affaire pour tout le monde et comme toute affaire, elle a eu ses marchandages et ses compromissions et nous, ceux du début, qui nous sommes donnés avec toute notre énergie et tout nous-mêmes, nous avons l'air d'individus de la préhistoire, on nous prend une loi pour notre avancement... comme un os que je donnerais à ronger au Scaff après lui en avoir retiré la moelle. Et après 5 ans de militaire, 27 mois de grade, le plus beau résultat et la plus belle récompense que j'aurai, c'est de repartir au feu avec une trentaine d'hommes, alors que, le lendemain de la mobilisation, je commandais à 60. C'est l'utilisation des forces et des capacités !!
Néanmoins j'ai confiance. Le Boche s'use et puis quelle formidable chasse contre lui ; ce n'est qu'une question de mois, mais nous après !! Je vais y penser, tant mieux pour ceux qui s'illusionnent et les béats comme mon oncle ; au fond, c'est peut-être pour eux une sagesse de se masquer le péril et de ne pas le voir en face ! Je crois que tous ceux qui écrivent, tous ceux qui légifèrent, tous ceux qui commandent n'ont qu'une idée bien lointaine de l'âme actuelle du soldat. Nous autres qui vivons avec eux, mais plus que les autres moi qui m'attache à les entendre causer, vivre, respirer, qui les suis pas à pas dans ce qu'ils font, je suis effrayé ! Malheur aux aveugles ! Du reste, tout le monde qui pense ou qui sent, tous ceux qui ne sont pas fous ou ahuris comprennent ; tant pis pour les autres. Quos vult perdere, etc(3). Je veux croire avoir tort ; j'ai peur d'avoir trop raison ; je fais ce que je pense, donc mon petit rayon pour essayer. C'est comme un caillou dans un des engrenages de mon moulin ! Enfin je fais ce que je peux ici pour remonter le courant, je suis bien seul, mais enfin ça peut servir, et puis l'important c'est de n'avoir rien à se reprocher, le reste... Advienne que pourra !
Merci pour tous les vœux et les bonnes affaires. Merci à Clémence et à la vieille Marie. Bons gros baisers pour mes pauvres 27 ans.
G. Breton.

Le mardi 31 [juillet 1917, lettre postée le 1er août 1917].

Eastman-Kodak-Vest-Pocket
Ma chère Marguerite,
J'ai bien reçu lettre et colis. Je pense que tu as reçu aussi les pellicules que j'ai fait expédier l'autre jour dans une boîte de bergamotes. Tâche de me les tirer proprement si tu en es encore capable et envoie-moi les plus réussies, me disant ce que font les autres, n° 1, 2, etc, car j'ai conservé les indications sur les temps d'exposition, paysages et autres et, comme mon appareil a été réparé, il faut que j'apprenne à le remettre au point. On ne trouve plus nulle part de bobines pour Vest Pocket, on m'a rapporté de N... trois bobines de pellicules Planose Lumière(4) ; je ne sais pas ce que ça vaut, je vais en essayer quand le temps le permettra et je te les enverrai.
Ici rien de neuf, on suit son petit train de travaux, ce n'est pas excessivement pénible sauf les jours où la pluie tombe, mais nous avons un mauvais terrain de terre rouge et ça ne marche pas beaucoup dedans ; je n'ai plus du tout de bons souliers, si Wicker peut m'en faire pendant ma permission il le dira, mais je veux avant lui faire reprendre des mesures. Gardez toujours mon habit, maintenant je ne fais qu'user le kaki et le pantalon blanc et une vieille capote, c'est inutile de me mettre en frais. Je suis content que mon chien Scaff saute et danse, ça m'embêterait de le perdre. J'ai reçu toute la pharmacie, tout en bon état.
Pour les Américains, je n'ai plus d'espoir en rien et je sais mieux que personne que le mérite ou les connaissances ne servent à rien, alors je m'en fiche ; quant à l'oncle, [ill.] etc, je ne veux plus en entendre parler, ça me suffit ; maintenant, comme il n'y a pas encore beaucoup d'Américains ici, on ne peut rien dire.
Ma vieille sœur, je n'ai pas si mauvais moral que cela ; du reste maintenant tout m'est égal ; quand j'irai à une attaque, il y aura bien un Boche intelligent pour me blesser encore et me renvoyer quelques mois tranquille, c'est le seul avancement et la seule récompense que je pense avoir.
Je t'embrasse bien fort ainsi que maman.
G. Breton.
Envoie-moi les pellicules des photos où j'ai tiré les personnes du patelin.

Le lundi, [lettre postée le 20 août 1917].

Ma chère Maman,
Bien reçu ta lettre où tu me dis avoir vu le bon Turin et où tu me racontes aussi le prix des denrées à Decize ; ce n'est pas fini, vous pouvez me croire et nous en verrons de toutes les manières cette année. Je crois d'abord que le très bon pain complet ne vaut rien ; c'est bien simple, mais je préfère des pommes de terre, parce que ce pain me reste sur l'estomac et me fait très mal ; c'est tout ce que je sais ; ensuite je ne sais pas comment l'on fera pour la soudure, mais sûrement que ça ne marchera pas tout seul en mai-juin 18.
Nous sommes assez heureux des nouvelles, mais je crois que seuls les Italiens ont remporté un grand succès ; nous autres, nous sommes je crois un peu en retard là-dessus, mais enfin ça vaut mieux que rien ; les Anglais me semblent avoir fort à faire sur Lens ; maintenant les Boches envoient des saletés très ennuyeuses, mais, il est vrai, nous ne les épargnons pas beaucoup plus. Enfin, l'an prochain, l'armée américaine sera dans la donne et nous verrons ce qu'ils savent faire. En tous cas, je ne peux envisager la fin de la guerre avant une grande année, sinon plus.
Pour mes habits, gardez-les ; je suis obligé de passer à Paris pour aller et revenir, mais je resterai à Paris entre deux trains ; en allant je verrai ce que je ferai pour revenir. Quant à la date de ma permission, c'est encore une chose tout à fait incertaine ; ça peut être tout prochainement, mais il se peut que ça ne soit que vers le quinze ; en tous cas, je prendrai ma permission le plus rapidement possible parce que c'est inutile pour 4 perdrix d'avoir un tour retardé de dix mois et puis ce qui est pris n'est plus à prendre, ce qui est très préférable, quoi qu'il arrive.
La classe 18 arrivant sans doute vers les mois de sept/oct, il pourrait naturellement y avoir des changements chez nous. En tous cas, pour moi je ne crois pas changer si vite, mais il se pourrait quand même que j'aille ailleurs ; donc je préfère prendre ma permission quand je pourrai.
À part cela, rien de neuf, même vie abrutie ; on travaille, on pioche. J'ai reçu un mot de l'oncle qui me raconte les Américains ; je souhaite que toutes les jeunes personnes en attente de maris trouvent par là un Sammie, plein de sous, c'est la grâce que je leur souhaite, sa stars and stripes for ever(5) !!
Je vous embrasse bien fort toutes les deux.
G. Breton
Avez-vous vu le petit Blond ? Vous a-t-il remis lettres et photos ?
Beauséjour, ruines

Le samedi, [lettre sans date, fin août 1917].

Ma chère Marguerite,
Bien reçu toutes les photos, elles ne sont pas en effet trop mauvaises, vu que les pellicules étaient trop vieilles ; j'en ai repris quelques unes, mais enfin il n'y a rien de bien particulier à prendre ici. Décidément, maintenant l'on a bien du mal à trouver des pellicules Kodak, il doit y en avoir une trop grande consommation en ce moment.
Je ne sais rien de précis pour ma permission, je l'aurai surtout du 1er au 15 septembre ; serai-je là pour l'ouverture ? c'est ce que je ne peux pas savoir ; enfin si je ne tire pas quelques coups de fusil à cette permission, ce sera pour l'autre, il ne faut pas s'en faire.
Je n'ai pas reçu 100 F ; s'ils ne sont pas partis, dis à maman de m'envoyer 150 F, vous ne m'envoyez rien le 20 et vous me renverrez 150 F au début du mois avant que je parte en permission. Je sais que l'on a bien vite quelque chose pour nous au sujet du deuxième galon, mais ça viendra dans quelques mois ; c'est moins urgent que les 2 M ; enfin nous avons le temps de penser à l'avancement, il y aura encore beaucoup et beaucoup de places à prendre d'ici la fin de la guerre qui durera bien encore 2 ans à mon compte.
Ici tout est calme. Soigne bien mon Scaff. Merci pour les photos et pour ta lettre, mais tu n'écris pas si souvent que tu lis et maman, elle n'écrit pas.
Bons baisers à toutes deux.
Gabriel.
Gabriel chasseur

Dimanche, [lettre postée le 12 septembre 1917].

Ma chère Maman,
Aujourd'hui ouverture de la chasse, j'ai le cafard. Je pense à tous les cochons qui tuent lièvres et faisans et moi je suis là comme un idiot à faire je ne sais quoi et à attendre comme [ill.] que quelques centaines de Bolo ou Turmel aient fini de faire fortune(6). Mauvais temps toute cette semaine, aujourd'hui soleil ; les avions volent, le canon tonne, le secteur a l'air de se réveiller un petit peu.
Reçu ta lettre, tu me donnes des détails sur l'oncle, tante, voyage, etc. Marguerite ferait mieux quand même de rester à Decize. O fortunatos sua si bona norint (Virgile, Géorgiques)(7). Enfin elle a besoin de faire comme Ulysse ou comme « cestuy-là qui conquit la toison », et pense-t-elle retourner dans sa demeure « pleine d'usage et raison »(8), ça j'en doute ; enfin pourvu qu'elle fasse mes photos et que le petit tablier lui plaise, je n'en demande pas plus. Tous les avions sont sortis et le canon tape, je vais un peu voir le spectacle.
Les grosses cages à poules tournent et les petits chasseurs les protègent, ça va durer toute la journée parce qu'il y a sans doute des réglages de pièces. Je suis bien heureux que tu trouves du monde ; du reste ça ne m'étonne pas et se confirme seulement toutes mes théories ; je crois qu'il faut flanquer l'autre à la porte et attendre si tu ne trouves personne maintenant, tu trouveras peut-être plus tard.
Tu ne me racontes si tu as vu Jacques et sa femme, et comment va le ménage ; je vois ma tante marraine et l'autre parrain. On va fariner ! Crasse, crasse... ! Il (ou elle) sera mal, mal, mal...
Je vous embrasse bien fort toutes deux et souhaite à Guite de travailler fort l'algèbre et la géométrie.
G. Breton.

Le mercredi, [lettre postée le 20 septembre 1917].

Ma chère Maman,
Reçu hier deux lettres, une de Guite, l'autre de toi ; tu me racontes le blé ; je vais réfléchir pour ne pas m'emballer ; en tous cas, j'écrirai au préfet parce que de toute manière je ne veux pas que des faits semblables se renouvellent.
Je suis content que Guite ait trouvé son tablier gentil, ça change en effet et c'est original. Je lui enverrai autre chose que j'ai remarqué quand elle sera devenue sage et qu'elle aura élevé deux géants de Flandre et une douzaine d'orpingtons (poules).
Nous avons le beau temps depuis trois jours ; les avions aussi en profitent-ils pour venir tourner un peu au-dessus de nous ; ils reçoivent beaucoup de coups mais ne tombent pas souvent ; enfin j'ai tout de même vu abattre un hier.
Le capitaine est toujours en permission ; il ne veut [va] pas tarder à rentrer et comme cela ça me déchargera un peu du travail de tous les jours qui est un peu fastidieux. Peut-être irai-je suivre un autre stage dans le courant du mois d'octobre dans un petit pays tout voisin, enfin ça me sortira.
Il n'y a encore ni renforts, ni départs, ce qui est assez agréable ; je crois que l'on se prépare à faire une guerre assez longue. Pas encore reçu les pommes ; je pense qu'elles arriveront bien si l'envoi [ill.]. Je vous demanderai peut-être des œufs parce que ça devient déjà assez rare, ce qui est bien ennuyeux. Guite me fera encore quelques photos qu'elle m'enverra.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.

Le mercredi, [lettre postée le 22 septembre 1917].

Ma chère Maman,
Donc me voici rentré dans mon patelin depuis hier matin ; j'ai passé ma journée à N... [Nancy] et, comme j'avais appris en passant à T... [Toul] qu'il n'y avait rien de neuf, je ne m'étais pas pressé. Je suis un étourdi, le capitaine est parti en permission et me laisse tout sur les bras sans rien me dire. Je fais naturellement du mieux que je puis, mais il faut que je me remette dans le train car je suis un peu abruti.
J'ai eu en revenant toutes vos lettres et photos ; il faudra dire à Guite qu'elle m'en tire quelques unes en rabiot ; j'ai trouvé que ma chère sœur n'apportait plus à ces petits travaux le soin et la propreté de jadis, il y a des doigts aux pellicules ; enfin ce sont les études qui la rendent étourdie ; néanmoins le petit tablier alsacien... Accusez réception ou reçu.
Ici rien de neuf, tout est dans le plus grand calme et il n'y a pour le moment aucune perspective de renfort, tout est au calme, ce sera pour Pâques ou la Trinité, quand nous aurons les royalistes au pouvoir, car je prévois mars-sept. ministère Ribot, sept.-mars ministère Painlevé, Renaudel, le bateau marche à gauche. Mars ministère réac(9). parce que les autres auront trop fait de blagues et allez donc, chacun ainsi aura sa part de la tarte.
Les bruits de mes exploits sur les perdrix et faisans ne vont-ils pas trop [faire envie aux] bourgeois de notre ville ? Enfin vous pourrez donner mon adresse en cas de réclamations, je ferai répondre par mon secrétaire du bureau si j'ai le temps.
Avez-vous pensé pour le blé et le moulin ; s'il est mauvais j'écrirai au préfet comme convenu.
Maintenant, ma chère maman, fais bien ton compte pour ta métairie, ne fais surtout pas de blagues ; cette histoire finira bien un jour. Que Guite soigne un peu mes photos.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux.
G. Breton.
Avez-vous fait bon voyage et revu tonton, tata et Jacques ?

Le lundi.

Ma chère Maman,
J'ai reçu vos lettres, lettre de Guite et photo et lettre de maman avec l'histoire de l'ouverture de la chasse et les Nemrods de Decize.
J'enverrai un mot aux Roblin pour les remercier parce qu'enfin le geste du jeune homme est gentil et convenable et j'ai bien fait d'user avec discrétion, comme cela tout le monde est satisfait parce que les Roblin savaient que le soldat savait que les Roblin savaient que le soldat savait et ainsi, comme dit Kipling, tout le monde est heureux. J'aurais bien voulu voir la tête du bon serviteur Guillaume, sûrement ça n'a pas dû être dans un sac de voir un gros patapouf de médecin-chef dans les champs de Sceaux et ça a dû gâter rudement la chasse ; en somme ils ont fait une moins belle aventure que moi et puis je connais Guillaume, il est bien fait à marcher pour ne rien tirer et naturellement tout le monde était éreinté, alors le bon Guillaume a fait tirer deux lièvres et quelques pouillards(10) qu'il savait pour les remettre ; ce n'est toujours pas de la chasse mais du beau bricolage.
Ici il fait un temps épatant avec du brouillard et de la brume le matin ; le soir il fait généralement très beau ; aussi nous poussons très activement les travaux parce que je pense qu'il y aura sous peu de grands changements dans le secteur. 500 hommes de la classe 18 sont venus après les vendanges de Bourgogne ; nous aurons beaucoup de monde en conséquence et des réformés sûrement des compagnies d'instruction. Je vais toujours faire un cours dans un petit patelin à 14, 15 kilomètres et dont le nom finit par Sur l'Eau, cherchez la rivière et vous trouverez, ceci est un rébus.
Nombreux coups de canon et nombreux avions en l'air, par ce beau temps c'est toujours une distraction. Demain je vais faire un grand travail à un endroit qui a le même nom que la chose que portent les hommes vigoureux et forts de Schumann, cherchez, autre rébus. Nous allons faire de vastes travaux de ce côté toujours en trous et en machins que l'on déroule.
Reçu ce matin par hasard une carte de Germaine qui m'envoie à Neufchâteau, mais j'ai beau chercher l'adresse qui me fut donnée en temps voulu, perdue ; alors Guite voudra bien me la retourner dans une prochaine lettre. Écrivez toujours ici jusqu'à nouvel ordre, nous verrons quand j'aurai la nouvelle adresse si ça vaut la peine de vous faire changer ; je m'arrangerai avec un cycliste d'ici pour me faire porter ma correspondance où je vais être, ça lui fera du bien.
Toujours pas reçu les pommes, c'est ennuyeux. Je n'ai pas écrit au préfet ; après réflexion l'affaire est arrangée, mais il faudra me prévenir de la prochaine sottise parce que cette fois il y aura récidive et que le coup portera bien mieux, c'est tout à fait préférable. J'enverrai un mot à la famille Petitjean un de ces jours, mon oncle va caser les jeunes pendant que les autres vont se faire casser la figure, c'est toujours ça.
Le bonjour à tous. Je vous embrasse bien fort. Une caresse à mon chien Scaff.
G. Breton.

(1) En mai et juin 1917, plusieurs grèves ont éclaté à Paris dans les entreprises employant des femmes (Grands Magasins, vêtements...), puis dans plusieurs usines métallurgiques, par exemple Caudron et Paris-Rhône à Lyon.
(2) Liste des anciens élèves du lycée de Nevers morts pour la France : Jean Bugarel, Histoire du lycée de Nevers, museduc.nevers.pagesperso-orange.fr
(3) Quos vult perdere Jupiter dementat : Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre. Cette citation de Virgile (Enéide) est devenue un proverbe.
(4) Les établissements Lumière, associés à la Société Planchon, ont commercialisé la pellicule La Planose.
(5) Stars and stripes for ever : marche militaire officielle de l'armée américaine.
(6) Paul Marie Bolo, dit Bolo Pacha (1867-1918), aventurier, arrêté en septembre 1917 pour espionnage et exécuté. Louis Turmel (1866-1919) : homme politique, député radical ; il est arrêté en 1917 pour intelligence avec l'ennemi ; on a découvert dans son bureau 25000 francs suisses en liquide ; il meurt à la prison de Fresnes.
(7) O fortunatos nimium agricolas si sua bona norint = heureux les paysans qui ne connaissent pas leur bonheur. Ce proverbe s'applique à ceux qui ne connaissent pas leur bonheur.
(8) Allusion au poème de Joachim Du Bellay, Heureux qui comme Ulysse... C'est Jason qui conquit la toison d'or ; lui aussi est revenu dans son pays après un dangereux périple.
(9) Alexandre Ribot (1842-1923) a été plusieurs fois président du conseil, en particulier du 20 mars au 7 septembre 1917. Paul Painlevé (1863-1933) était ministre de la guerre en mars 1917 ; du 13 septembre au 13 novembre 1917, il a été président du conseil ; il a été remplacé par Georges Clémenceau ; il est revenu au pouvoir en 1925 et il a été ministre sans interruption jusqu'à son décès. Pierre Renaudel (1871-1935), député socialiste, a dirigé L'Humanité pendant la durée de la guerre.
(10) Pouillard = jeune perdreau.


Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par Martine NOËL 25 juillet 2017