Breton Gabriel correspondances de mars 1915 à avril 1915

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42 jours en première ligne.

Le 7 mars.
Ma chère Maman,
Reçu hier la caisse avec le bon vin et toutes les bonnes affaires. Je suis bien heureux, bien content, et j'ai revu tout le jardin avec les corbeilles blanches et les reinettes grises.
Suis en réserve pour quatre jours et vous envoie trois petites photos souvenirs prises dans les tranchées.
Deux de mon commandant, une autre prise contre mon magasin dans la tranchée ; ces photos ont été prises à 100 m des boches à peine, c'est vous dire la valeur qu'elles ont pour moi. Vous voyez que je n'ai pas l'air de m'en faire. Le commandant regarde en l'air une chasse aux aéros. Les obus sifflent dans le ciel et éclatent en petites taches blanches, très intéressant et très curieux, je vous en enverrai d'autres ; je demanderai à Guite si elle peut m'envoyer 12 plaques 9/12 et du papier, je pourrai en prendre et lui enverrai à développer ; nous avons bien un gros appareil 9/12 mais sans plaques. Envoyez-les moi dans un envoi comme l'autre jour chez M. M..., cela arrive dans les 8 à 10 jours, presque aussi vite qu'une lettre, c'est parfait.
Je pense que vous devez êtres contentes d'avoir de ces petits souvenirs et je pense que vous avez reçu celle où je suis vêtu de peau de bête, très curieux. J'étais sale à bénir ce jour-là, ayant dû me jeter dans la boue pour éviter un 150 qui venait trop près de moi. Je vais bien, j'ai plein de courage, nous avons tout ce qu'il nous faut. C'est la noce perpétuelle, nous envoyons nos bouteilles vides sur les Boches pour leur faire tirer la langue. Nous aimerions bien marcher cependant, et c'est bien malheureux d'être tout le temps dans les trous, mais on s'y fait.
Je tâcherai de vous écrire une longue lettre demain, mais je suis toujours à courir à droite et à gauche. Madame P... est venue visiter son château à S... l'autre jour (vous comprendrez, j’en suis sûr) ; elle est entrée dans le château par un trou d'obus... et s'est déclarée enchantée de sa visite(1). Ce dont... Tout s'est fait dans le plus strict incognito car les grosses marmites tombent fréquemment encore tout autour.
Je vous embrasse bien fort en attendant vos nouvelles.
Gabriel.
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De mon poste de commandement. Le 9 mars 1915.
Ma chère Maman,
Je reçois aujourd'hui [la lettre] dans laquelle tu me dis que tu as connaissance de ma nomination. Cela a donc été en somme assez vite, aller et retour. Je crois que la poste fonctionne un peu mieux maintenant. Je vous ai envoyé ces temps-ci quelques petites photos. Je pense que vous les avez reçues, peut-être sont-elles interceptées, comme ma lettre que tu me dis ne pas avoir reçue. Pour le vin, j'ai bien reçu les trois caisses en parfait état ; maintenant, vous pouvez m'envoyer tout ce que vous voulez, c'est assez commode, car M. M... va tous les jours à L... au... [plusieurs mots barrés], de sorte que l'on peut me faire parvenir dans les quelques jours. Il va chercher le vin pour les marchands du midi qui font des affaires énormes avec la troupe. Cela se comprend, il y en a qui mettent de l'argent certainement plein leur poche tandis que les autres se ruinent, c'est la guerre !
Le temps s'est remis au sec et au froid, nous avons même un peu de neige et les bois sont tout blancs. Les Boches sont assez tranquilles, nous aussi, en somme période assez calme depuis quelques semaines. Du reste, sans rien dévoiler des secrets des dieux, il est certain que l'on ne fera absolument rien de notre côté.
Je pense que l'on va flanquer une sérieuse tripotée aux Turcs, je vois d'ici les gros canons anglais avec les obus de 1000 kg. Cela doit être ravissant et les pauvres Turcs doivent bénir Allah et le Kaiser.
Je suis toujours bien tranquille, je vois dans les journaux que l'on établit le record de la tranchée ; mon Dieu, qu'il y a donc des gens stupides et des journalistes ridicules. Nous sommes restés 42 jours en première ligne et voilà 38 jours que nous sommes de nouveau près des Boches ; il n'y a pas de quoi raconter des histoires, ni faire des enlevées de boutiques et puis tout cela dépend tellement, il y a des endroits où l'on pourrait tenir quinze ans en première ligne et d'autres où on ne peut rester 4 jours. Tout cela varie avec un tas de facteurs. Mais je vous dirai que je ne veux même plus lire le journal parce que je trouve des écrivains de toute espèce, tous plus plats et plus bêtes les uns que les autres ; ils n'ont aucune idée de la situation et racontent à l'envi les sottises les plus grosses. L'autre jour, je lisais un article de ce pauvre M. Barrès, qui décidément tombe en enfance, au sujet des blessés. Il racontait qu'il y a des gens qui voudraient recevoir des blessés chez eux pour les promener et entendre pendant de longues heures le récit sur leurs titres de gloire !!! C'est énorme, je vois d'ici un de nos poilus dans ce cas, je crois qu'il demanderait tout de suite à revenir sur le front !
Le soldat est un enfant, surtout le soldat en guerre, et il n'y a qu'une chose capable de l'amuser et de lui faire oublier les soucis de l'heure présente, une bonne cuite est le meilleur remède pour l'immense majorité ; il ne faut pas que l'on vienne nous raconter des âneries.
Pensez donc que voilà huit mois que je suis parti ; eh bien, si j'avais fait comme tant d'autres, si j'avais pleurniché tout le temps, je ne serais plus là depuis longtemps, tandis que je suis aussi frais qu'au départ, même plus ; et Dieu sait si j'ai entendu siffler les balles et éclater les obus. Le moral est tout, si l'on veut être bien portant, on ne tombe pas malade ; quand on s'ennuie, on boit une bouteille de bon vin et on fume un cigare, et ainsi on ne fait même pas attention qu'il peut exister autre chose que la guerre, et c'est la seule science de la résistance, tout le reste n'existe pas.
Il est vrai aussi que vous m'aidez bien, j'en vois qui toute la journée reçoivent des lettres de chez eux : et le temps est long, et on s'ennuie, et ceci et cela, aussi ont-ils toujours le cafard et perdent la tête à la première occasion. Vous ne m'avez jamais raconté de pareilles histoires et au fond je sais bien que vous avez cent fois assez de tout ceci. Je sais que ma chère sœur soigne les blessés tant qu'elle peut ; du reste sa renommée est arrivée jusqu'à mon train par certains types de Decize, ou du moins qui étaient de Decize, et qui sont venus au régiment. Tu vois que cette pauvre Guite ne peut rien cacher. Du reste Germaine m'a écrit et m'a raconté toutes ses prouesses.
Maintenant je crois que les gendarmes lui permettent de tirer les lapins de Sceaux et ainsi elle pourra en tuer quelques douzaines et m'envoyer le plus râblé en terrine ... et mon pauvre Scaff [son chien] je crois qu'il aura beau creuser dans les petits pois et les radis, jamais il ne pourra faire une tranchée aussi belle que la mienne qui est un palace. Pauvre Scaff, il doit se faire vieux quand même.
Je mange toujours une poire ou une pomme, je fais durer le plaisir, mais voilà la fin maintenant car nous avons tapé fort dessus pendant deux sur quatre jours passés en réserve.
Il faudra m'envoyer quand vous le pourrez, me faire un envoi, une savonnette, de la pâte dentifrice, une brosse à dents, un peigne et une serviette de table ; vous pouvez m'envoyer aussi une chemise, caleçon, chaussettes de temps en temps ; car j'ai une cantine et vous pourrez croire que je suis heureux de farfouiller dans mes affaires de temps en temps.
Quant au vin, le bordeaux était parfait mais... le bourgogne plaît mieux parce que sûrement il est plus raide. Mais cela ne fait rien, il est presque entièrement bu, moins quelques bouteilles de réserve que l'on garde pour les grandes occasions.
Mes habits sont épatants, j'ai des souliers américains jaunes, les bandes molletières bleues, on m'a donné une superbe capote id, deux képis ; enfin toute ma solde entièrement mangée avant que je ne la touche, on ne peut demander mieux.
Je vais toujours bien. Guite est assez paresseuse tous ces temps-ci, cela ne peut durer, il faut qu'elle m'écrive 16 pages de ce format pour rattraper le temps perdu.
Le bonjour à tous. Comment va la vieille Marie et son coquin de neveu ?
Bons baisers en attendant les 16 pages de Guite.
G. Breton.
Le 14 mars.
Je vais toujours bien, nous sommes toujours aux tranchées, mais c'est un tout petit peu plus calme en ce moment ; ce n'est pas trop tôt. J'ai vu beaucoup de choses intéressantes, trop intéressantes tout ces temps-ci. Mais nous ne pouvons ni rien dire, ni rien écrire et je ne sais même pas en ce moment si vous recevez bien toutes mes lettres.
Enfin j'ai encore échappé cette fois à pas mal de bombes, d'éclats d'obus et de saletés diverses, c'est déjà quelque chose. Nous ne savons rien de nouveau sur ce qui se passe ailleurs.
Je vais bien, je vous embrasse bien bien fort. Tâchez de m'envoyer un colis de bon vin et deux bouteilles de rhum, on ne veut plus nous en vendre ; il est vrai que ceux qui interdisent cela ne sont pas à notre place tous les jours.
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M. le 31 mars 1915. Enveloppe avec le cachet : 56e R.I. - Le Colonel.
Ma chère Guite,
J'ai bien reçu hier la lettre pour ma fête et les plaques photo ; elles sont arrivées ainsi que les lettres moins vite que celles de maman et que des gros colis ; je crois que le chemin de fer va plus vite que la poste.
Je vais faire une nouvelle période de 8 jours près des Boches, je tâcherai de prendre les 12 photos et de te les envoyer ; en attendant, je t'envoie une pellicule me concernant, c'est la dernière photo de moi en très chic, elle est bien. Tries en quelques unes pour toutes les connaissances, tu peux m'en envoyer une ou deux, je fais mieux en photo que je n'ai jamais fait . C'est épatant, j'ai l'air assez boche là-dessus avec ma badine et on ne dirait pas un vieux guerrier qui a passé sa vie depuis 8 mois au contact du Boche.
Tu donneras de ces photos 1 à la Marie qui m'a bien souhaité ma fête avec des petites violettes, j'ai aussi reçu une lettre des Monod [sic pour Monnot], vous leur en donnez une aussi ; j'ai aussi reçu une lettre de M. Loiseau, 1 pour eux également.
Le lapin n'est pas mangé encore, je garde les bonnes choses pour les tranchées. Le bon vin également.
Je vais toujours bien, ce qui me surprend, mais enfin rien n'a de prise sur moi, ni les balles, ni les bombes, ni les obus, ni les rhumes, je suis le guerrier en plein ; une seule chose me chiffonne, c'est la marche en avant et les jours heureux où je serai adjudant de bataillon chez le Boche, ce jour-là je les ferai sûrement danser et je crois que cela m'est réservé comme suprême récompense.
J'ai quelques chansons que je te copierai dans la tranchée, car je suis plus tranquille pour écrire là-bas qu'ici ; je suis toujours dérangé ici et cela m'embête, je crois aussi que le soleil me rend rosse, enfin cela ne fait rien ; je voulais vous envoyer quelques petites photos des tranchées mais c'est la lutte pour en avoir ; enfin, je m'arrangerai. Si j'avais ton appareil, cela irait mieux. J'ai une superbe cantine, mais elle est déjà pleine quand je n'en avais pas, je n'avais besoin de rien, maintenant il m'en faudrait deux !
Tout le monde est en bleu ; je suis bleu : képi bleu, molletières bleues, co ; jaune, souliers jaunes, c'est admirable ; je fais sensation à Cy... et puis j'ai le prestige de la tranchée, ça c'est énorme.
Maintenant, ma grande sœur, je t'embrasse bien bien fort avec la maman qui sera contente de la photo.
Gabriel.

(1) La visite de Madame P... à son château correspond à un passage incognito de l'épouse du président Poincaré dans sa résidence de Sampigny, en face de Mécrin.

Photos et nouvelles de Decize.

Le 2 avril 1915.
Ma chère Maman,
Je suis retourné prendre ma faction devant les Boches. Il fait un temps ravissant et tout est relativement tranquille, trop peut-être.
J'ai été un peu enrhumé ces temps derniers, mais je vais mieux maintenant ; ce sont ces soleils qui causent tout cela et l'on se découvre généralement beaucoup trop vite.
Je crois qu'avec le printemps nous n'allons pas tarder de faire une bonne poussée pour tâcher de flanquer une fois pour toutes les Boches dehors. Je le crois fermement, car ils doivent eux aussi en avoir assez, et certainement sont plus épuisés que nous après cet hiver.
Nous avons mangé le pâté de lapin avec un verre de bon vin ; cela m'a bien fait plaisir et rappelé les bonnes parties de chasse d'autrefois. J'espère bien qu'elles reviendront et que nous aurons des journées plus tranquilles quand nous aurons débarrassé la Terre de cette bande de canailles.
J'ai reçu une longue lettre de M. Loiseau et de la famille Monnod [sic pour Monnot], je voudrais leur répondre, mais je n'ai pas beaucoup de temps toutes ces jours-ci ; très occupé par un tas de petites choses d'organisation qui ne finissent jamais. Reçu aussi un mot de la vieille Marie, je répondrai dès que j'aurai un moment.
Je vous ai envoyé l'autre jour une photo de moi, je pense que vous la trouverez à votre goût ; elle n'était vraiment pas mal. Enfin je pense que je vous ai gâté pour les photos et que vous devez avoir pas mal de petits souvenirs déjà.
Je suis en train de vous écrire une lettre bien tranquille dans ma cabane ; un aéro boche se promène ; tout le monde lui flanque des coups de fusil et le canon ne va pas tarder à s'en mêler ; c'est le spectacle quotidien.
Hier, pour le centenaire de Bismarck(1), les Boches nous ont flanqué beaucoup, beaucoup d'obus et nous sommes restés terrés dans ma cabane, attendant la fin.
Nous n'avons eu que deux ou trois blessés légèrement pour 200 gros obus envoyés, c'est bien maigre.
Quand je vous enverrai une autre lettre, peut-être pourrai-je vous annoncer de bonnes nouvelles. En attendant, aujourd'hui, je vous embrasse toutes les deux bien, bien fort, bien plus fort que d'habitude.
Gabriel.
Lettre envoyée par Marguerite Breton à Mlle Marie Defoulenay, La Vigne au Bois, Cérilly, Allier.
Decize, 24 avril 1915.
Ma chère Marie,
Je vais tout de même un peu mieux mais hier encore j'étais toute courbaturée. Je me soigne bien la gorge et le médecin me suit d'assez près, car il y a en ce moment à Decize une épidémie épouvantable de diphtérie. Le 79 est un régiment de malades, ce qui n'est pas mieux et fait hurler la population.
Que deviens-tu, ma pauvre grande ? As-tu des nouvelles de Robert ? Je lui écris aujourd'hui, ce pauvre petit doit être tellement désolé d'être tout seul au loin et de te sentir aussi toute seule à Cérilly.
Mais, dès que j'irai mieux, et si tu restes à la Vigne au Bois, je pense bien retourner te voir.
Je crois que je vais lâcher l'hôpital, les infirmiers du nouveau régiment sont de sales gens et c'est difficile d'y rester maintenant.
As-tu des nouvelles de Prosper et pense-t-il avoir bientôt une convalescence ? Gabriel nous écrit, il est en repos après avoir combattu pendant quinze jours au Bois d'Ailly. Il va bien.
Bon courage, ma chère Marie, et affectueux baisers de la Guite.
Carte-lettre, cachet du 25-4-15.
Ma chère Maman,
Toujours au repos. J'ai reçu ce matin un mot de Guite. Je vois que c'est moins grave que je ne l'avais cru et j'en suis bien réconforté, car j'ai été bien ennuyé tous ces jours et de la savoir avec les oreillons.
Avez-vous reçu mes photos ?
Je vous embrasse très fort.
Gabriel.
Le 25 avril 1915.
Ma chère Maman,
J'ai été assez paresseux tous ces jours-ci, mais vous savez pour l'instant que nous nous reposons et les jours heureux n'ont pas d'histoire.
Vous avez lu sur les journaux d'hier nos exploits, c'est à peu près cela, seulement la séance continue et le Boche est coriace. Je pense bien que nous finirons néanmoins par avoir le dessus, d'une manière ou d'une autre, mais c'est dur, dur.
Vous avez dû recevoir toutes les petites photos, cela doit en faire un certain nombre maintenant, vous aurez une belle collection.
Reçu mes photos, elles sont très bien, je pense que vous n'avez jamais tant vu ma figure que depuis que je suis en guerre. Maintenant je ne me fais pas l'idée que j'ai été autrefois en paix et qu'il pourra arriver un jour où je n'entendrai plus le bruit du canon et l'éclatement des obus et le sifflement des balles ; il me semble qu'il me sera impossible de revenir au calme et à la vie civilisée. Maintenant, on me regarde comme une espèce de phénomène : le type de type [?] reste au front, qui s'est battu en ces pays lointains, Lorraine et autres, et qui passe au milieu sans jamais recevoir ; très curieux, les bleus me regardent avec une sorte d'admiration et j'ai une très grosse autorité de ce fait.
Vous verrez dans les communiqués du récit d'hier ce qu'ont fait les agents de liaison, c-a-d. les porteurs d'ordres et guides des affolés ; j'avais quatre fourriers avec moi, j'en ai perdu 3, le quatrième est tombé malade de fatigue ; je n'ai ressenti aucune fatigue, sauf le 8 au soir où je me suis bouché les oreilles pour ne pas devenir fou et ne pas avoir peur, mais tous les autres jours et pour moi cela dure 15 jours, j'ai assez bien supporté tout cela.
Malheureusement, j'ai perdu beaucoup de bons camarades dont vous avez vu le nom dans le journal ; nous étions une bande de tout jeunes gens au bataillon, mais cela s'égraine vite et puis ce sont toujours les bons qui restent et cela est bien malheureux.
Je crois que l'on ne va pas tarder à faire autre chose, nous ne pourrons pas rester à dormir, il faut que nous bousculions définitivement le Boche d'une manière ou d'une autre. Je compte bien que nous irons de l'avant et que nous recommencerons à marcher  ; ça ne sera pas dommage et puis cela sent par trop mauvais dans nos trous maintenant et il nous faudrait sûrement un peu plus d'air.
Nous avons eu un bien beau temps tous ces jours-ci, mon Dieu, que j'irais bien faire un tour à Beaunay ou à Mussy(2), voir pousser l'herbe et lever le blé.
Le fermier du Bois du Jault(3) marche-t-il ? Et le Moulin ? Mon pauvre Scaff doit se faire vieux. Irons-nous seulement à la chasse cette année ? Et quand je pense que nous ne devions en avoir que pour trois mois. Qu'il y a donc de gens bêtes ! J'aurais cependant dû être en Allemagne maintenant, mais je rends très bien compte que peut-être nous n'irons jamais, je ne sais pas pourquoi on nous bluffe. Je crois que les Boches ne peuvent plus rien faire... Mais nous... Je n'ai aucune idée des idées des gens de l'arrière. Mais je voudrais bien que l'on nous dise si les nègres, les jaunes et le reste qui se sont reposés tout l'hiver vont venir nous relever au printemps.
Je crois que l'on s'est considérablement illuminé sur la valeur des troupes coloniales ; c'est sans doute admirable dans la brousse mais quand les 210 tombent sur vous il faut une trempe que seuls les gens de chez nous possèdent et c'est ce qui fait notre force. J'ai la plus profonde admiration pour nos soldats, quoi que je fasse je ne les vaudrai pas, mon vieux commandant disait souvent « Breton, cette guerre, c'est la guerre des petits. » Et c'est trop vrai.
Maintenant je crois que nous allons faire quelque chose de nouveau. Je crois que nous allons finir par marcher. J'ai encore 200 F pouvez-vous m'envoyer 300 F de manière à avoir un peu d'avance s'il arrive quelque chose ? J'ai fait une large brèche dans mes fonds tous ces jours-ci et ma provision a diminué mais j'ai encore bien assez.
Je vais bien, je ne suis pas trop gros, mais cela vaut mieux. Vous savez, mon beau caoutchouc dans lequel je suis pris en photo, eh bien les Boches ont flanqué un obus sur la cabane où il était pendu, il a été volatilisé. Heureusement que je n'étais pas dedans, le plus drôle c'est que je venais de quitter la cabane depuis trois minutes.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux, je suis bien content de voir Guite un peu remise ; enfin elle se reposera un peu.
Donnez le bonjour à tout le monde, aux Loreau, Monnot, à Gauthier. Comment va Buisson ? Avez-vous de ses nouvelles ? Il a été touché pas loin de chez moi.
J'embrasse cette pauvre Marie, qu'elle promène bien mon Scaff.
Gabriel.
M. le 29 [avril 1915].
Ma chère Marguerite,
J'ai reçu toutes vos lettres de ces temps derniers, j'ai reçu un mot de maman me disant également qu'elle envoyait un colis de vin... ce dont.
Nous sommes revenus près du Boche, prêt à tout. Ces cochons se défendent admirablement surtout ils ont une grosse artillerie qu'ils doivent faire venir de Metz et ils nous bombardent énormément et par trop, avec cela devient très embêtant, heureusement que nous avons le cran nécessaire pour tenir, c'est déjà bien quelque chose.
Ma chère Marguerite, j'ai été assez fatigué ces jours derniers, bien fatigué, je ne sais si c'est la fatigue des premiers jours, la chaleur, ou bien si c'est dû aux quinze jours de tranchée que nous avons passés, mais enfin cela n'allait pas fort ; aussi j'ai [été] très ennuyé du départ de mon vieux commandant qui nous considérait comme ses fils plus tôt ; et cela me change, j'ai fort envie de quitter le bataillon pour rentrer dans une compagnie directement. Je suis également outré de bien des petites saletés et cochonneries inhérentes au métier et aussi cette période de stagnation prolongée réveille toutes les jolies petites habitudes de caserne, enfin c'est la guerre et sortis des tranchées où on se bat contre le Boche, on revient en arrière faire la guerre entre nous, c'est l'esprit offensif !
Il est vrai que j'ai très mauvais esprit et cela m'empêche sans doute de juger sainement toutes les petites crasses.
J'ai reçu une lettre de mon oncle datée de Paris. Il est toujours en réunion à ce qu'il me dit et retournera dans un hôpital, mais pas dans la Nièvre, sans doute quelque part ailleurs, Cher ou Côte d'Or. Avez-vous vu toutes les petites photos et surtout celles des prisonniers qui étaient très bien. Tu me dis que l'appareil est bon ; il a coûté 300 francs et appartient à un dentiste affecté au régiment ; on m'a dit hier que nous aurions des reproductions du terrain dans l'Illustration, vous verrez.
Il fait un temps réellement splendide, troublé seulement par l'arrivée de trop gros obus ; toute la journée les aéroplanes passent et repassent et il faut ne pas bouger car si un Taube aperçoit les troupes dans le patelin ça ne rate pas.
Enfin c'est la guerre, je voudrais bien avancer, entrer une bonne fois dans le Boche, je croyais bien que c 'était fait il y a 22 jours, enfin je ne désespère pas de rentrer dans Metz.
J'embrasse bien bien fort ma petite sœur, guéris bien vite et ne retourne pas attraper les sales maladies ; j'embrasse bien la pauvre maman. Envoie-moi la photo de mon sous-off, si tu le peux.
Gabriel.
M. le 30 Avril 1915.
Ma chère Maman,
Je vous envoie encore quelques petites photos de mon nouveau chef de bataillon, de moi avec des camarades et de la famille Mangin.
J'ai chez la famille Mangin ma cantine, beaucoup d'affaires, beaucoup de choses boches que je n'ai pu envoyer ; tout cela est en sûreté de sorte que je suis tranquille, surtout maintenant.
Tous les gens de ce pays ont été très gentils avec moi et le sont encore, c'est bien agréable car quand je vais au repos, au moins je trouve des gens chez qui je peux aller et je me sens moins isolé, surtout après sept mois de cette vie de trous.
Ma chère Maman, je suis un peu remis des fatigues de ces derniers jours et ce n'est pas trop tôt, car j'ai été réellement un peu fatigué, mais je vais très bien.
Maintenant il ne faudra pas vous effrayer des communiqués de demain et d'après-demain ; je suis encore obligé de vous embrasser bien bien fort, j'ai la conviction que tout va bien se passer.
Le bonjour et mes amitiés à tout le monde.
Je vous embrasse bien bien fort.
Gabriel.

Ci-inclus des pellicules uniquement de la famille Mangin et pour V. Faites-en quelques-unes de chaque après et envoyez-les avec un petit mot.
[Ces photos n'ont pas été retrouvées.]

(1) Otto von Bismarck est né le premier avril 1815. il est mort le 30 juillet 1898.
(2) Beaunay et Mussy sont des fermes qui appartiennent à la famille Breton.
(3) Le Bois du Jault est un hameau de la commune d'Avril-sur-Loire. Le moulin cité dans cette lettre est le Moulin de Guénabre.


Textes de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par --Mnoel 10 mars 2015 à 11:36 (CET)