Breton Gabriel correspondances de février 1916 à mars 1916

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Guerre 1914-1918 57.jpg

Le dépôt de Bourgneuf.

  • Gabriel Breton, après deux mois passés à Decize en convalescence, arrive au dépôt du 56e R.I., installé au Bourgneuf, une commune qui a ensuite fusionné avec Mercurey (Saône-et-Loire). Il est chargé de faire l'instruction des recrues et des soldats blessés.

Le Bourgneuf, jeudi [3 février 1916].

Ma chère Maman,
Me voici à peu près installé et un peu remis à la vie militaire. Je suis logé chez un très riche marchand de vin mobilisé et embarqué quelque part dans les autos. J'ai une chambre superbe avec un très très bon lit. Je ne suis donc pas à plaindre mais je suis assez abruti tous ces jours-ci et je ne trouve pour ainsi dire pas une minute à moi. J'ai à commander les rescapés des classes 15 et bientôt de la 16. J'ai donc plus de besogne qu'il n'en faut et je suis débordé de travail toute la sainte journée. Étant chez un marchand de vin, je peux vous trouver du très bon vin, alors si vous voulez remonter un peu la cave, je vous ferai envoyer 50 litres de mercurey que je peux trouver ici, très bon pour 70 F à peu près, et du vin de tout premier ordre. Il y a toutes les variétés de bons vins réunis.
Je me porte pas trop mal, je vous enverrai de mes nouvelles dimanche par le jeune Berland, j'irai peut-être en permission l'autre dimanche si je suis encore là. J'ai reçu des remerciements chaleureux pour les photos.
Je vous embrasse bien fort,
Gaby.

Le Bourgneuf, mardi [8 février 1916].

Ma chère Maman,
Je viens de recevoir ce matin le colis avec les poulets et la lettre ; mon Berland n'est rentré que ce matin ; maintenant, ma pauvre maman, je suis très ennuyé pour ma permission et il ne faut pas compter sur moi dimanche, beaucoup d'imbéciles ont abusé et on a supprimé pour tous, sauf pour la Cie de départ où on est plus coulant. Je ne peux prévoir le temps que je vais passer ici, beaucoup d'officiers sont pour partir avant moi ; de plus, actuellement on ne demande aucun renfort puisque tout est calme. Il faudrait un gros coup de chien pour me faire repartir vite ; de plus, je suis à une compagnie d'instruction avec ceux de la classe 16 qui ne sont pas partis : ils sont assez nombreux et peut-être pourrai-je partir avec eux. J'ai beaucoup fatigué la première semaine, nous avalons beaucoup de kilomètres et de manœuvres tous les jours ; mes soldats ne sont pas mauvais et je crois qu'ils ont un bon entraînement mais les cadres ne valent pour ainsi dire presque rien ou rien et c'est ennuyeux ; on a fait tuer les meilleurs et maintenant on se brosse ; enfin les Boches ne doivent pas être mieux lotis.
Notre dépôt est assez fort et ce n'est pas une cour des miracles comme à Chevannes(1) ; l'esprit n'est pas mauvais et l'on peut compter un bon service de la plupart des soldats ; néanmoins le dépôt est pauvre, sauf la classe 16 et une centaine d'hommes, on ne trouverait pour ainsi dire rien pour repartir au feu.
Le pays est splendide et le temps est trop doux, les pêchers, amandiers et abricotiers sont fleuris, le vin est bon, très bon, nous en buvons, je crois, presque trop, mais il ne nous fait pas de mal en fait car les prix vont augmenter ferme pour l'ordinaire, le bon vin n'augmentera pas, les meilleurs sont ceux de 1906 et 1911 et ce sera aussi ceux de 1915 qui ont été en petite quantité, mais de premier ordre. Dès que j'aurai bien goûté, je vous ferai envoyer 50 litres. Je suis content que vous en ayez fini avec l'hôpital, ma pauvre sœur doit se morfondre, mais c'est la guerre, elle peut si elle veut devenir meunière ou faire valoir quelques terres incultes pour se distraire et s'occuper. Nous sommes séparés du monde et ne savons rien des événements mais j'attends pour voir venir et je me déciderai après.
Je vous embrasse bien fort toutes deux,
Gabriel.

Jeudi 17 [février].

Ma chère Maman,
Je ne peux pas savoir si je peux compter encore sur une permission pour dimanche ; en tous cas, j'en aurai probablement une l'autre dimanche, car voilà pas mal d'officiers qui viennent de rentrer au dépôt et ainsi nous aurons plus de liberté et moins de travail, chacun en faisant un peu. Toujours un temps affreux, pluie, neige et vent, c'est bien ennuyeux, surtout dans ce sale pays où l'on patauge toute la sainte journée ; on ne peut guère songer à faire de l'exercice dehors tellement il fait mauvais ; alors toute la sainte journée les hommes bricolent à droite et à gauche dans les cantonnements. Tous les vignerons sont dans le marasme de cette affaire et pensent qu'il n'y aura aucune récolte cette année. Déjà on trouve avec beaucoup de difficulté le vin ordinaire et ce qui se vendait 80 et 100 francs la pièce au mois d'octobre novembre vaut 180 francs maintenant. Mais on trouvera toujours du bon vin qui ne se vend pas si bien en ce moment. J'attends pour vous en envoyer que mon propriétaire soit là ; je pense qu'il ne tardera pas à avoir une petite permission de 5 ou 6 jours, alors je pourrai vous faire envoyer ce qu'il y aura de meilleur.
J'ai reçu les bonbons, ce dont je remercie bien fort ma très chère sœur. S'ennuie-t-elle un peu moins maintenant ?
Ma chère Maman, je ne m'amuse pas beaucoup dans ce sale pays, mais je suis toujours mieux que les pauvres camarades qui se morfondent dans la boue et sous le vent dans les tranchées.
On ne parle pas de départ en ce moment. Les Boches attaquent pour ainsi dire de tous les côtés ; je ne sais pas ce qu'ils vont essayer mais en tous cas cela n'est pas bien dangereux.
Ma chère Maman, je vous embrasse bien fort toutes les deux en attendant d'aller à Decize où je pense bien passer un jour ou deux avant de partir au front.
Gabriel Breton.

Le lundi 21 [février].

Ma chère Maman,
Rien de neuf dans ma situation. Je suis toujours dans mon petit trou de Bourgneuf où les jours se passent et où l'on attend : quoi ? on ne sait pas quoi. Tout est très calme en ce moment et l'on ne parle pas de renforts, ni quoi que ce soit de déplacements ou d'instructions, comme cela arrive parfois. J'ai ici un bon copain qui est le fils du Dr Billard de Corbigny, un ami de mon oncle ; nous faisons bon ménage ensemble et cela me change des sous-officiers rengagés passés officiers qui sont l'échantillon du moment. Hier j'ai été à Chalon où j'ai vu beaucoup de camarades soit dans les Cies d'instruction, soit en permission ; beaucoup d'officiers et de gradés, mais presque plus d'hommes, surtout de vrais poilus bons à faire la guerre ; c'est une espèce qui se fait de plus en plus rare et que l'on ne trouve plus par ici. Après huit jours de tempête, nous recommençons aujourd'hui d'avoir un temps de printemps doux et calme. Tous les soldats sont à droite ou à gauche dans les vignes où ils travaillent et se rendent plus utiles que d'être à l'exercice pour rabâcher cent fois les mêmes choses qui ne servent plus à rien. On ne parle pas d'offensive au printemps. Je ne crois pas que l'on fasse quelque chose avant l'été, mais à ce moment-là on jouera certainement la dernière carte ; je ne sais si ce sera bien brillant mais je n'ai plus guère confiance, le général Galliéni veut envoyer tous les officiers d'E.M. dans des formations actives, cela fera le plus grand bien à tous ces gens-là, mais il y a bon nombre qui vont bien trouver le moyen de ne pas partir et de rester tranquillement embusqués ; enfin chacun maintenant est bien plus persuadé de la nécessité de sauver sa peau ou les avantages acquis que de se battre et de repousser les Boches.
Ma pauvre maman, je vais tout de même tâcher d'avoir trois ou quatre jours de permission quand je serai sur le point de partir. En attendant, je vous embrasse bien bien fort.
Gabriel Breton.
Bourgneuf Val d'Or

Instruction et bon vin.

6 mars 1916.

Ma chère Maman,
Je viens de voir le commandant Fischer et je crois que je vais passer à l'instruction de la classe 17. Tout va donc bien. Je serai renseigné là-dessus demain ou après-demain et je vous écrirai [ill.]. J'ai reçu ta lettre de ce matin [disant] que Guite aime bien les marronniers mais elle ferait mieux de planter des châtaigniers.
Gabriel.

Bourgneuf, lundi [lettre postée le 9 mars].

Ma chère Maman,
Rien de nouveau dans ma pauvre vie de dépôt ; nous sommes assez heureux et tranquilles et nous attendons on ne sait trop quoi. Il y en a encore pas mal à partir avant moi, mais j'ai l'impression bien nette que l'on nous garde pour quelque chose, quoi ? on ne sait, mais ça se sent ; en tous cas le 56e n'a pas du tout besoin d'officiers, il y en a trop et de plus ces temps derniers on a nommé pas mal d'aspirants, ce qui fait que les cadres sont complets ; Il paraît que le 85, [le] 95 auraient perdu bien du monde, mais on ne parle pas du 13e, ni du 29e. Enfin nous ne savons que penser. La bataille se continue sur Verdun, mais me semble prendre de l'intensité ; les pertes ont dû être très fortes. Je n'ai pas demandé une permission de deux ou trois jours, 24 h c'est idiot parce que les trains marchent si mal et que je ne peux attraper l'express de 12 heures qui seul est pratique en venant de Chalon.
Maintenant, si vous voulez me voir, si vous voulez venir à Mercurey, je peux m'arranger pour que vous y passiez trois ou quatre jours au moins confortablement. Mais, dame, c'est un trou où vous peinez d'ennui. Nous nous sauvons les soirs quelques fois pour aller à Chalon dîner, 14 km en vélo dans les côtes, mais on s'embête tellement que l'on y va quand même ; pourtant il commence à faire réellement beau, très doux et si ce temps se maintient, tout ira bien. Mes seules distractions sont les manœuvres et la petite guerre dans la montagne, c'est un si joli petit pays, mais c'est tout. Je ne sais pas ce que je vais faire pour le vin parce que je ne peux me décider ; il y en a trop de bon, ce qui est très ennuyeux.
Que devient Guite ? En somme, je suis tranquille et heureux ; je me fais tout petit et ne réclame rien ; c'est encore le meilleur.
Je vous embrasse bien fort.
Gabriel Breton.
Gabriel Breton en permission à Decize

Le Bourgneuf. [Autre lettre, sans date].

Ma chère Maman,
Je pensais passer cette semaine à l'instruction de la classe 17, mais ça ne se fera pas parce que les petits embusqués depuis huit ou dix mois de dépôt se sont fait porter malades ou ont été reconnus inaptes, ce qui a fait que la récente circulaire du ministère est restée lettre morte et que tout est resté comme autrefois. Le pauvre commandant Fischer est dans le pétrin au milieu de tout cela et se débat comme il peut sans pouvoir arranger quoi que ce soit. Decize est, vous le savez, consignée aux permissions, mais je vais demander une permission pour Sougy ou quelque patelin semblable et peut-être commencerai-je à avoir 48 heures, mais ce n'est pas sûr, parce que l'on verra bien que cela est cousu de fil blanc. L'hiver reprend au Bourgneuf, il pleut, neige et vente et gèle. On ne sait pas trop ce que l'on va faire de nous, je pense que nous serons appelés à former sans doute les régiments éreintés et que nous partirons pour cela. Les affaires de Verdun ont dû coûter terriblement cher en hommes et officiers et ce n'est pas fini.
Avez-vous des nouvelles des Piettre ? M. Piettre devait être là-bas et son régiment a dû pas mal trinquer. Ma pauvre maman, ne vous faites pas de bile pour moi, je suis tranquille et je me tiens aussi tranquille que possible ; je pense être tranquille quelque temps encore, car il y en a pas mal à partir avant moi.
Que devenez-vous à Decize ? Comment va la culture ? Je pense bien que mon moulin tourne bien et qu'ils ont tous fini de pleurer.
Bons baisers.
Gaby.

Le lundi, [lettre postée le 18 mars 1916].

Ma chère Maman,
Je reçois une lettre de Guite me disant que tu venais de rentrer un peu fatiguée de ton voyage à Cy [Cérilly]. Je pense que tu dois l'être beaucoup, ma pauvre maman. Tu as dû avoir pas mal d'ennuis là-bas, surtout avec ces cochons de fermiers. Je ne sais pas trop comment ça va finir, car ils y gagnent tant et plus et ne veulent plus rien payer. Penses-tu les garder ? Peut-être faudra-t-il beaucoup les diminuer ; en tous cas ils n'ont, je pense, personne à la guerre ; enfin ils pensent que ça durera toujours ainsi, mais ça prendra bien fin un moment ou l'autre ; en tous cas, je réserve à Jarre après la guerre quelques chose de pas ordinaire aussi. Aujourd'hui j'ai acheté du très bon vin, je me suis décidé parce que ça devient de plus en plus cher : 200 F la pièce pour le mauvais vin ordinaire. J'ai acheté du montrachet 1904, je l'ai payé 150 F, il est vraiment bon, on va vous l'expédier, je pense jeudi ou vendredi et vous l'aurez lundi.
Envoyez-moi ces 150 F avec l'argent que je vous avais demandé. Je ne pense pas partir encore ; en tous cas j'aurai le temps de vous prévenir et de vous voir, j'aurai peut-être la chance de me débrouiller d'ici là. Ici nous ne sommes pas malheureux et de plus il fait véritablement très très bon et très doux. Je pense que le jardin doit lui aussi commencer à se lancer et que vous pourrez manger des asperges bientôt. Vous me dites que l'oncle ne donne pas de bonnes nouvelles, le contraire m'étonnerait, mais enfin pas mal de gens haut placés font des sottises qui coûtent et ce n'est pas curieux. Ne vous faites pas de mauvais sang pour moi. Je vais bien et puis j'ai eu de la chance de pas faire cet hiver, cela durera bien.
Tous mes meilleurs baisers.
Gabriel.

(1) Le moulin de Chevannes, près de Decize, est alors occupé par une compagnie de soldats territoriaux. Le dépôt du 79e R.I. est basé pour partie à la Caserne Charbonnier, pour partie au camp de Caquerêt.

Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par Martine NOËL