Breton Gabriel correspondances d'avril 1916 à juin 1916

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Grippe, mauvais temps et permission.

Chalon-sur-Saône, 10 avril 1916.

Ma chère Guite,
J'ai reçu ta lettre où tu me dis que vous êtes rentrées en bon état à Decize. Rien de neuf ici, sauf que j'ai une petite grippe qui m'embête et qui me fatigue un peu. À part cela, ça ne va pas trop mal, il continue à faire très beau à Chalon et je me demande si vous avez beau temps à Decize. Si je ne peux venir dimanche, j'aurai sûrement une petite permission pour Pâques et j'irai à Decize.
Les Boches continuent à faire les malins à Verdun, on dit tout bas que tout un régiment du midi, le 111e de ligne s'est rendu au Bois de Malancourt(1) ; je ne sais ce qu'il y a de vrai là-dedans. Mais ça serait bien regrettable car ce sont toujours les mêmes qui font les mêmes fautes.
Je vous embrasse bien fort toutes les deux.
Gabriel.
Petits bleus au dépôt

Lundi, [lettre postée le 17 avril 1916].

Ma chère Maman,
Rien de bien neuf ici, toujours pluie, neige ou vent ; je n'ai plus la grippe aussi fort, mais ça ne va pas très très bien quand même. Je suis cependant bien moins fatigué que ces jours derniers. Nous avons envoyé tous nos petits bleus et tous ceux que nous pouvons évacuer en permission pour l'agriculture qui est en mauvaise passe ; il y a des équipes agricoles de tous les côtés mais je ne sais pas trop si ça va rendre. Nous allons commencer cette semaine à voir des femmes arriver à la caserne ; il y en a de tous les genres et de toutes les catégories. Nous ne sommes pas au bout de nos peines avec tout ce monde car avant huit jours il faudra en remplacer plus de la moitié ; enfin c'est le triomphe du féminisme mais moi je crois que c'est surtout pour empêcher les plaintes des ouvriers sans travail ici ; il y en a une bande et, avec les réfugiés, les secours ne sont pas suffisants. Rien de neuf pour mon départ; je ne sais rien de rien ; le 56 est archi-plein de jeunes aspirants passés sous-lieutenants ; il y a 4 officiers par compagnie, ce qui est énorme ; enfin je suis bien tranquille pendant tout ça ; du reste les camarades n'ont jamais été si heureux au Bois d'Ailly où ils sont et n'ont pas de pertes ; en somme, il n'y a qu'à Verdun où ça ne va pas très bien.
Le jardin doit être bien beau maintenant et tout doit pousser le mieux du monde. Je pense que nous aurons des permissions pour Pâques, sans doute en deux séries. Le pauvre colonel doit en avoir plein le dos avec les histoires de la mère Vagne. J'ai vu la procuration de Buisson que je lui retournerai.
Je vous embrasse bien fort toutes deux, le bonjour à tous.
Gabriel Breton.

Chalon, vendredi, [lettre postée le 21 avril].

Ma chère Maman,
Comme je vous avais dit hier, je n'irai pas en permission à la période du lundi au dimanche de Pâques, j'irai seulement vous voir dans le courant de la semaine pour un nombre de jours que j'ignore et ce sera sans doute après avoir conduit à Autun 200 hommes de la classe 16 qui partiront mardi et peut-être que mercredi. Nous avons eu beaucoup de travail avec les femmes et cela a été assez ennuyeux dans les services, mais je pense que tout finira par se tasser. Vous avez su sans doute que les Russes étaient à Marseille(2), je m'attends à une très grande bataille par là en juillet prochain.
Rien de neuf à Chalon, il fait un très très mauvais temps, pluie et vent, et on ne peut jamais sortir. Avez-vous vu les bons fermiers et M. Roblin a-t-il été plus heureux avec ses fermiers ? Je te demanderai de m'envoyer 100 francs ; j'ai assez pour moi, mais j'ai peur de ne pas avoir assez si je vais à Autun deux ou trois jours. Je n'arriverai dans ce cas à Decize que vendredi au plus tard ; dans le cas contraire, je pense partir mercredi ou mardi dans la nuit.
Je compte quand même avoir de quoi me reposer car tous ces [ill.] de bureau de femmes et le départ de renforts m'assomment et je suis seul pour tout cela pendant les fêtes et ça n'est pas rigolo.
Je vous embrasse bien fort toutes deux, en attendant la semaine prochaine.
Gabriel.
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Le bataillon de Joinville.
Jeudi soir, [lettre postée le 6 mai 1916].

Ma chère Maman,
J'ai fait un pas trop mauvais voyage pour rentrer et me voici de nouveau à Chalon à mon petit travail quotidien.
Mon rhume est complètement guéri et je ne me ressens pour ainsi dire plus de rien. Si j'étais resté un jour ou deux de plus c'eût été tout à fait chic.
Il fait un temps très beau, mais trop chaud, orage, toujours même [ill.] ; je ne crois pas partir encore avant un mois, étant le 8e sur les listes.
Que devenez-vous à Decize ?
Nous avons mangé hier soir la faisane, elle était très très bonne.
Je vous embrasse bien fort toutes deux.
G. Breton.

Réunion des officiers. Chalon-sur-Saône.
Samedi, [lettre postée le 13 mai 1916].

Ma chère Maman,
Je viens de vous passer un télégramme un peu obscur, mais enfin voilà en peu de mots l'affaire. On vient de demander un officier jeune, ardent, sportif, ayant 12 mois de front, pour aller faire l'instruction des récupérés à Joinville(3). Le commandant a pensé à moi ; c'est un poste chic parce que cela me donne tout l'été à être tranquille et puis, quand je rentrerai au dépôt, je prendrai la queue de la petite file, tout cela me pousse loin.
Maintenant, vous pouvez venir me voir à Paris. Une seule ombre au tableau, c'est que ma solde [ne] pourra sûrement pas me suffire. Je pense que la vie doit être très chère près de Paris et je ne sais pas du tout comment je vais me débrouiller, ni ce qu'il me faudra. Je vous ai demandé 200 F ; j'ai bien encore la moitié de mon mois, mais il faut que je règle en partant chambre et pension ; puis il faudra sans doute que je me paye des costumes de gymnastique et un costume kaki pour l'été ; enfin c'est toute une affaire, mais je vais réellement être très tranquille et vous aussi. Je n'ai pas honte d'accepter cela, autant moi qu'un autre.
Je ne sais quand je partirai de Chalon, peut-être lundi, enfin je vous aviserai et vous tiendrai au courant à la fin et en [ill.].
Je vous embrasse. Je ne sais pas si ma lettre est bien claire ; enfin je suis tout en l'air de ce qui arrivera et j'étais bien loin de penser à cela.
Je vous embrasse encore bien fort.
Gabriel.
Ecole normale militaire de gymnastique et d'escrime

Réunion des officiers. Chalon-sur-Saône.
Jeudi, [lettre postée le 16 mai 1916].

Ma chère Maman,
J'ai reçu la lettre de Guite me disant que le bon Mussy avait payé, ce dont j'espère que le Bois du Jault et le moulin sont entrés dans cette bonne voie aussi(4). J'ai reçu ce soir ta lettre où tu me dis que la vie est toujours aussi calme à Decize. Je ne peux pas non plus prévoir un changement pour ici ; tout est calme et il y a bien 8 ou 10 officiers à partir avant moi, ce qui va me donner une certaine marge. Le pauvre cdt Fischer se fait vieux et se fatigue beaucoup et s'énerve de même tant son dépôt lui donne un travail formidable et j'ai peur que cela le rende malade ; il n'est plus le même qu'aux tranchées, c'est certain.
La petite garnison est toujours aussi brillamment tenue ; les trains de Russes, Anglais, Néo-Zélandais passent, mais j'ai vu ce matin mon ex-capitaine Mabille qui m'a dit que l'on allait attendre et que nous n'étions pas encore au point, ce dont je me doute. Les Anglais n'y sont pas plus que nous et les Russes encore moins, il y a encore beaucoup de chance pour un autre hiver.
Enfin ne désespérons pas, je vais assez bien, plus de rhume, encore un peu de fatigue et c'est tout.
Je vous embrasse toutes deux bien fort. Le bonjour à la vieille Marie Clémence et que Guite promène le Scaff.
Gabriel.

Joinville-le-Pont. Dimanche 21 mai.

Ma chère Maman,
Je suis enfin installé à Joinville et j'ai un peu de calme et de tranquillité pour vous écrire. Séance tenante, nous avons commencé nos exercices ; le résultat est qu'aujourd'hui je n'en puis plus, les bras, les jambes, tout me fait mal, mais il paraît que c'est le métier qui entre. Nous travaillons de 5 heures à 10 heures et de 1 heure à 3 heures ½ ; nous avons juste le temps de courir déjeuner ; le soir nous sommes un peu plus tranquilles.
Je loge chez une brave femme tout près de la redoute de Faisanderie, où nous travaillons, et pas trop loin de la Marne, où je peux aller me promener le soir. Nous déjeunons tous en bande dans un petit restaurant près de la rivière, mais c'est cher : 6 F par jour avec 1 F 50 de chambre ; ça fait 7 ou 8 F avant de se lever ; nous touchons, je crois, une indemnité, mais elle n'est pas fixée encore.
Un soir, j'ai été voir l'oncle ; la tante m'a fait une sale figure ; l'oncle m'a gardé à dîner et j'y suis encore invité ce soir ; mais la tante m'a fait une tête épouvantable et je ne lui ai rien dit ; elle paraît jalouse de ma situation, mais j'ai fait exprès de la faire enrager en lui exposant les beautés de ma situation nouvelle.
Jacques est très amoureux, mais hier il a offert de me reconduire et en réalité pour me plaquer et se sauver dans une direction opposée pour aller faire la noce avec d'autres calicots. Enfin c'est la guerre. J'irai dîner ce soir et j'espacerai mes visites.
Il faut m'envoyer tout de suite 2 autres pantalons blancs ; puis presser Duchemin [tailleur à Decize] pour le kaki, il me le faut car il fait très chaud.
Vous m'enverrez les colis chez Madame Quilliou, 4 rue de l'Eglise, avec M. Breton, sans autres indications. Vous pourrez m'adresser les lettres à l'école militaire de Joinville-le-Pont, ça arrive.
Je vous embrasse bien fort.
Gabriel.

Le 31 [mai 1916].

Ma chère Maman,
Je viens de recevoir ta lettre où tu me dis que tu as expédié habits et chemises. J'attends tout cela ce soir ou demain. Duchemin t'a-t-il montré pour les habits bleus ? Dis-lui que je tiens à ce que le bas de la tunique soit à la mode c-à-d pincé à la taille et s'évasant (mode anglaise), qu'il n'oublie pas mes deux chevrons sur chaque bras, mais très sobre pour le plastron. Qu'il soigne bien les écussons et les chiffres. Je veux quelque chose de chic.
Nous sommes abrutis de travail et de fatigue, mais je supporte bien tout cela. Laffaye te donnera des renseignements puisqu'il m'a vu. Je ne crois pas que nous restions encore longtemps ici ; le temps passe et nous mettons les bouchées doubles car il nous faudra instruire d'autres cadres en rentrant au dépôt, tu vois cela. Enfin j'ai de bonnes notes, j'éreinte mes affaires mais le métier rentre avec les bosses et les coups. Je ne sais pas si je n'aurai pas besoin d'argent avant mon départ, car mon trésorier ne m'a pas encore écrit pour les indemnités que nous devons toucher, mais quand il faut payer tous renâclent et nous dépensons cependant plus qu'à Mercurey.
Enfin, je t'écrirai à la fin de la semaine quand j'aurai reçu les habits. Demain soir Galliéni, je tâcherai de prendre des photos s'il fait beau.
Je n'ai guère le temps d'écrire à ma chère sœur. Donne-lui de mes nouvelles.
Je t'embrasse bien bien fort.
Gabriel.

Retour à Chalon et préoccupations vestimentaires.

Mercredi, [lettre postée le 7 juin 1916].

Ma chère Maman,
Changement de décor : nous allons rester là encore dix jours et nous ne partirons que le 21 pour nos dépôts, pour enseigner ce que nous avons appris. Nous continuerons toujours à travailler bien fort, mais je suis bien moins fatigué qu'au début, quoique à part l'école et quelques soirs à Paris, j'en ai plein les jambes.
J'ai reçu ton argent hier et les boutons ce matin ; je pense que Duchemin va faire attention pour mon habit neuf, qu'il pense bien à une basque sur chaque bras et des écussons et chiffres convenables. Je n'ai pas vu l'oncle ces jours-ci, j'attendais un mot de ma tante pour aller déjeuner ou dîner, mais elle ne m'écrit pas et ça m'embête d'aller la voir pour avoir l'air de demander un déjeuner ou un dîner ; nous les recevons autrement quand ils viennent à Decize, je crois, les uns comme les autres. Ma tante est de plus en plus folle.
Chez les Laffaye, le dîner a été bon, mais je n'ai pu avoir aucune impression, la dame paraît dominer, la jeune fille fiche le camp et le père ne dit pas grand chose ; au total ce n'est pas gai, il s'en faut ; enfin on a été très gentil pour moi. J'irai voir toutes mes connaissances ce dimanche et lundi de Pentecôte, car je pense que nous serons libres ces deux jours pour nous reposer un peu. Marguerite a l'air de se plaire à Cy [Cérilly], je comprends bien que le séjour de Decize n'est pas bien pour elle  ; elle n'a que le jardin et le Scaff ; et puis la vie des petites villes est toujours énervante. Je pense qu'elle reviendra calmée de la campagne. Le jardin doit pousser à force et vous devez avoir toutes espèces de choses en ce moment. Vendredi, si vous pouvez, achetez donc deux poulets que vous enverrez chez Madame Quilliou ; elle m'a monté deux ou trois fois à déjeuner et c'est une bonne vieille qui serait contente, mais je pense qu'il faudrait [ne] les envoyer que mardi, car dimanche et lundi étant fêtes, ils pourraient rester en route. Tu m'aviserais de leur départ.
Enfin ça va, je pense sortir dans un bon rang ; j'étais très lourd et empâté à l'arrivée, mais j'ai repris beaucoup et je redeviens ce que j'étais à la sortie du lycée comme souplesse, ce qui me fait bien plaisir, ce qui me rajeunit.
Je t'embrasse bien fort.
G. Breton.

Le 10 juin 1916, samedi. Lettre postée de Paris, gare de P.L.M.

Ma chère Maman,
J'ai reçu ton mot au sujet des habits ; je n'en ai pas besoin à Paris parce que j'ai fait nettoyer les bleus et que je porte les kakis presque toute la journée, sauf pour aller à Paris.
Nous aurons un peu de repos demain et lundi, et j'en profiterai pour faire les visites indispensables à droite et à gauche ; je supporte bien toutes mes fatigues et je pense terminer très bien notre séjour ici et sortir dans un bon rang.
Nous avons par exemple un très mauvais temps et c'est très ennuyeux pour nos épreuves dehors, mais enfin ça vaut mieux que Chalon et les tranchées. Je pense que nous serons des instructeurs épatants quand nous reviendrons, nous aurons sans doute beaucoup de travail mais nous serons tranquilles tant que les récupérés ne seront pas mobilisables, c'est-à-dire au moins pendant trois ou quatre mois, ce qui nous mène au premier janvier au moins. Enfin la guerre ne sera pas encore finie à cette époque, bien que les choses aillent mieux depuis quelques jours et que les Russes marchent très bien sur le dos des Autrichiens.
Nous ne savons rien ici parce que nous sommes toujours abrutis de fatigue du matin au soir et quelquefois je ne peux même pas me coucher ou m'asseoir tellement les nerfs et les muscles me font mal, mais j'ai sûrement rajeuni de 6 ans et ça me fait plaisir. Marguerite est-elle revenue de Cérilly ?
Que deviens-tu à Decize, toute seule, ma pauvre maman, et que racontent les gens du patelin ? Ici on ne s'aperçoit pas de la guerre, tout le monde gagne plus que jamais et tous les hommes mariés sont embusqués dans les usines du pays.
Pour les habits, que Duchemin ne se presse pas car je passerai peut-être une journée, le 21 ou 22 ; s'il y avait quelque chose à faire, il pourrait le faire à cette époque.
Je t'embrasse bien fort. Ecris-moi quand les poulets partiront.
G. Breton.
Les tranchées boches du Bois d'Ailly

Paris, le lundi 26 juin 1916.

Ma chère Maman,
J'ai reçu ce matin ta lettre de vendredi contenant 100 F et aussi la lettre que Barbier vient de m'apporter. Mon vélo est aussi arrivé en bon état. J'ai recommencé naturellement à travailler et j'ai assez d'ouvrage. Je suis pris trois fois le matin et presque tous les soirs, mais c'est réellement très intéressant ; tous les gradés qui sont ici mettent une grande bonne volonté à m'écouter et à travailler, ce qui facilite beaucoup mon travail.
J'ai sous mes ordres le 56 et 3 bataillons de chasseurs et en plus je fais des conférences aux officiers, ce qui est le plus difficile parce que ça me donne du travail avant et que les chers camarades sont toujours disposés à critiquer, enfin néanmoins tout marche bien jusque là et je n'ai pas à me plaindre.
J'ai un peu de temps tranquille depuis mon retour ; je me suis installé dans mon ancien restaurant, j'ai pris une plus grande chambre ; je suis très bien installé ; ça me coûtera plus cher sûrement mais il faut que je mange et que je sois un peu tranquille.
J'ai maigri à Joinville de 9 kilos environ, ça ne m'étonne pas ; ici je ne peux guère engraisser non plus parce que je fais peut-être plus de gymnastique qu'à Joinville, car il me faut tout montrer et cela me demande du travail, surtout que nous sommes en relation avec l'école, qu'il faut rendre compte du travail et des résultats obtenus. Barbier mange au même restaurant que moi et je le vois tous les soirs ; c'est mon élève mais il ne pourrait pas être des meilleurs.
Tu me dis que René Lomet a une petite fille, il faut bien qu'il travaille un peu pro patria, un garçon vaudrait mieux. Les bruits les plus divers courent mais je pense que la grande offensive est proche ; en tous cas, ma division est partie à ce que je crois du Bois d'A... [Ailly] pour une destination inconnue.
Parlons un peu de mes effets. Mon habit bleu est fichu, bon à nettoyer et à me servir ensuite à l'exercice. Mon linge est bien éreinté aussi, toutes mes chaussettes sont absolument pourries et toutes déchirées et de plus je ne peux plus porter de chaussettes de coton ou de laine car j'ai les pieds éreintés.
J'ai acheté une paire de chaussures jaunes 45 F !! J'en ai éreinté une à Joinville, la plus vieille, l'autre est bonne encore quand elle sera réparée, mais je la ferai réparer ici. Mes gros souliers sont en bon état.
Trois de mes chemises sont restées sur le terrain de la redoute ainsi que les maillots que j'avais achetés. J'ai fait laver tout le reste car j'ai rapporté tout mon linge sale ; je ne sais pas comme cela me sera rendu, mais il y avait bien du déchiré.
Les pantalons blancs sont intacts mais tu m'as envoyé un de mon grand-père sûrement car on peut me mettre tout entier dedans, on dirait un sac.
Ma cantine est abîmée aussi et cassée, je vais voir si j'ai intérêt à la faire réparer.
Enfin ce qu'il me faut c'est deux ou trois chemises et des chaussettes de fil, je suis obligé d'en changer tous les jours.

Mardi soir.

Je continue ma lettre d'hier ; je viens de recevoir une lettre de Guite qui me dit qu'elle vient d'arriver avec les petites Roux. Qu'elle fasse bien sortir mon chien Scaff et je la prie de l'emmener voir quelques perdreaux pour le tenir au point car je ne doute pas qu'il puisse chasser d'ici deux ou trois ans, car voilà la très grande offensive anglaise qui va nous mener loin... It's a long way !!
J'aurais bien voulu goûter aux fraises et aux cerises mais je n'ai jamais de chance.
Je vous embrasse bien fort toutes deux. Mon meilleur souvenir aux demoiselles Roux, que Guite leur rappelle. Auteuil et Alex Carter tout seul(5) !! Le pauvre bougre est quelque part en Belgique et ne sautera plus la rivière des tribunes.
Le bonjour à la vieille Marie ! A-t-elle placé son coquin de neveu ?
Vous me ferez des compliments sur la longueur de ma lettre.
Gabriel.

  • (1) Le 20 mars 1916, le 111e de Ligne a été presque anéanti dans le bois de Malancourt, près de Verdun ; les Allemands ont fait près de 2500 prisonniers. La justice militaire a constaté plusieurs désertions et des soupçons de connivence avec l'ennemi et le régiment a été dissout en juin.
    (2) En avril 1916, une brigade russe débarque à Marseille, une autre à Brest le mois suivant. 20000 soldats russes sont acheminés au camp de Mailly, dans l'Aube, où ils sont entraînés, avant d'aller au combat en juillet. L'année suivante, les troupes russes sont retirées du front et conduites dans la Creuse, car l'Etat-Major craint leur rébellion.
    (3) L'École normale militaire de gymnastique de Joinville ouvre ses portes le 15 juillet 1852 à la redoute de la Faisanderie, un ouvrage militaire des fortifications de Saint-Maur, en limite est du Bois de Vincennes et du plateau de Gravelle. Le terrain fait alors partie du territoire de la commune de Joinville-le-Pont. L’objectif de l’école est de former des moniteurs militaires de gymnastique. Mais elle « va rapidement s'impliquer hors de l'espace propre à l'armée en profitant de la double opportunité de l'obligation de la gymnastique dans les écoles publiques et de l'absence de dispositifs de formations à l'éducation physique scolaire. En 1872, l'école devient l'école normale de gymnastique et d'escrime de Joinville et forme les gymnastes régimentaires. Plus tard elle contribue à former les sportifs français participant aux Jeux olympiques. En 1914, elle ferme du fait de la Première Guerre mondiale. Elle rouvre partiellement en 1916 (Wikipedia).
    (4) Mussy, le Bois du Jault et le moulin de Guénabre appartiennent à la famille Breton. En l'absence de Gabriel, le fermier Jarre fait preuve de la plus grande mauvaise volonté pour payer son fermage ; le moulin est géré par un remplaçant, car le meunier a été mobilisé.
    (5) Alec Carter était un célèbre jockey. Gabriel Breton l'a peut-être connu à Joinville.



Texte de Pierre Volut http://histoiresdedecize.pagesperso-orange.fr/index.htm et http://lesbleuetsdecizois.blogspot.fr/ mis en page par Martine NOËL